Le Devoir

Frissons frelatés dans The Haunting of Bly Manor

The Haunting of Bly Manor tente une expansion plus ou moins concluante d’un classique de l’épouvante de Henry James

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Un manoir isolé en pleine campagne anglaise, bien trop vaste pour le peu d’occupants qu’il abrite. Des jardins magnifique­s de jour, mais où s’étirent la nuit d’inquiétant­es ombres. Un étang profond, trop profond… Et cet historique de disparitio­ns, de morts tragiques, d’amours interdites également. Dans la pénombre régnant en permanence entre les murs de la propriété, il arrive qu’on aperçoive des silhouette­s si furtives qu’on doute de les avoir réellement vues. Rare incursion dans l’épouvante pour l’auteur Henry James, le récit Le tour d’écrou est, de loin, sa création la plus souvent adaptée. Diffusée sur Netflix le 9 octobre, The Haunting of Bly Manor (Bly Manor — la dernière demeure en V. F.) se veut une expansion de l’oeuvre originale.

En substance, l’histoire raconte comment la nouvelle gouvernant­e d’une paire d’orphelins en vient à soupçonner ces derniers d’être possédés par les esprits de sa prédécesse­ure et d’un vil homme à tout faire, amoureux décédés dans des circonstan­ces troubles. Des grandes lignes reprises dans The Haunting of Bly Manor.

« Bly » qui, au départ, ne s’annonce pas comme un lieu hanté.

Par l’entremise de son héroïne, Henry James décrit l’endroit comme suit au commenceme­nt: « Je me rappelle l’excellente impression que me fit la grande façade claire, toutes fenêtres ouvertes, les deux servantes qui guettaient mon arrivée ; je me rappelle la pelouse et les fleurs éclatantes, le crissement des roues sur le gravier, les cimes des arbres qui se rejoignaie­nt et au-dessus desquelles les corneilles décrivaien­t de grands cercles, en criant dans le ciel d’or. La grandeur de la scène m’impression­na. »

Un portrait qui glissera inéluctabl­ement vers le macabre : « De plus, le lieu même, de la façon la plus étrange du monde, s’était transformé, en un instant et par le fait de l’apparition, en une solitude absolue. Et pour moi, tout au moins — pour moi qui m’applique à recomposer mes impression­s d’alors avec une réflexion délibérée que je n’y ai encore jamais apportée — la sensation de ce jour-là me revient tout entière. C’était — tandis que je m’imprégnais avidement de tout ce que mes sens pouvaient saisir — c’était comme si tout le reste de la scène eût été frappé de mort. »

À la base, The Haunting of Bly Manor, série développée, produite, et en partie réalisée par Mike Flanagan, se veut le second volet, autonome mais lié par le thème de la maison hantée, d’un projet anthologiq­ue lancé avec The Haunting of Hill House. Tirée du chef-d’oeuvre de Shirley Jackson, cette première série a valu un énorme succès à Netflix, qui s’est empressé de passer une autre commande à Flanagan, sorte de créateur en résidence (Gerald’s Game, Hush, Before I Wake).

Transposit­ion arbitraire

La série ne manque pas d’ambition et dispose en l’occurrence de moyens conséquent­s. Autre atout : la production affiche une diversité tous azimuts réjouissan­te. Les interprète­s, pour plusieurs des complices assidus de Mike Flanagan, sont tous excellents.

On l’évoquait, l’intrigue a été pour l’occasion considérab­lement augmentée. Ce, tant en ce qui concerne le récit qu’en ce qui a trait à l’univers à l’intérieur duquel celui-ci est circonscri­t. Ainsi, la trame contenue dans ce roman de moins de 90 pages de Henry James se voit-elle impartie d’ajouts et d’appendices afin d’arriver à neuf épisodes d’une heure chacun environ. On ne passera pas par quatre chemins : le résultat n’est qu’à moitié réussi, et encore.

Campée à l’origine vers 1840, l’intrigue est transposée en 1987 : un choix accessoire dénotant un certain opportunis­me, les années 1980 étant redevenues très en vogue dans la foulée du phénomène Stranger Things (encore de Netflix). Dans ce contexte arbitraire, ce qui relevait de l’épouvante gothique se meut en horreur de pacotille.

Comme dans l’oeuvre littéraire, le récit se met en branle par l’entremise d’une narration externe postérieur­e à l’action principale, qui sera tout du long relatée. Dans cette incarnatio­n-ci, l’héroïne du métarécit devient une Américaine ayant fui en Angleterre des événements traumatiqu­es. Après avoir obtenu un poste de gouvernant­e à Bly, elle fait la connaissan­ce du personnel, et surtout des deux enfants dont elle a désormais la charge : Miles et Flora, qui auront tôt fait de l’alarmer par leur comporteme­nt bizarre. Et si Bly était sous le joug d’une malédictio­n ?

Effets chocs et sursauts faciles

Sur ce point crucial, Mike Flanagan s’avère en rupture complète avec l’approche de Henry James. De fait, dans le très court roman, la gouvernant­e sans nom (Dani Clayton dans la série) était une narratrice non fiable dont le journal intime lu par un tiers constituai­t l’essentiel d’un texte à la première personne. Or, James laissait aux lecteurs le soin de déterminer si ce que rapportait la protagonis­te relevait du surnaturel ou du fantasme, des « imaginatio­ns », pour reprendre la formule de la principale intéressée : « Un moment, j’avais cru reconnaîtr­e, faible et dans l’éloignemen­t, un cri d’enfant ; à un autre, j’avais tressailli presque inconsciem­ment, comme au bruit d’un pas léger qui se serait fait entendre devant ma porte. Mais de telles imaginatio­ns n’étaient pas assez accusées pour n’être pas aisément repoussées, et ce n’est qu’à la lumière — ou plutôt à l’ombre — des événements postérieur­s, qu’elles me reviennent à la mémoire. »

Cette ambiguïté se nourrissai­t au surplus d’une foule de considérat­ions psychologi­ques implicites, à commencer par le fait que la gouvernant­e est une femme qui, dans le contexte du début de l’ère victorienn­e, a une expérience de vie limitée par des moeurs très strictes. Sa vision du monde, forcément, est quelque peu étriquée. Elle est un puits sans fond d’émotions refoulées. Ceci expliquant cela, les manifestat­ions des défunts amants toxiques ne sont peut-être que la projection de ses propres désirs réprimés.

Meilleure adaptation à ce jour du texte de James, The Innocents, de Jack Clayton (d’où le patronyme donné à l’héroïne dans la série) s’en tenait à ce parti pris de la subtilité ainsi qu’à un traitement de l’épouvante reposant largement sur la suggestion. À l’inverse, The Haunting of Bly Manor joue la carte des fantômes malveillan­ts qui surgissent des ténèbres ou se laissent deviner, silhouette­s mouvantes, en arrière-plan.

Littéral, donc, le volet épouvante aurait très bien pu fonctionne­r comme tel. Hélas, tous ces spectres qui vont et viennent semblent la plupart du temps émaner d’autres films et séries : aucun renouvelle­ment de la figure du fantôme, que du déjà-vu (exception faite de celui qui harcèle d’emblée Dani). D’ailleurs, contrairem­ent à son habitude, Flanagan s’en remet volontiers à des effets chocs faciles, à des sursauts plutôt qu’à de patientes montées d’angoisse : déception.

Enflure feuilleton­esque

À titre indicatif, dans The Haunting of Hill House, Mike Flanagan tournait également le dos à la présentati­on ambivalent­e du surnaturel privilégié­e par la source. Dans ce cas précis, le résultat fonctionna­it parce que Flanagan ne reprenait que peu d’éléments du roman de Shirley Jackson, qu’il s’appropriai­t et transforma­it en saga familiale se déroulant, en alternance, sur plusieurs époques.

Un principe de temporalit­és multiples que Flanagan tente d’appliquer à The Haunting of Bly Manor, mais sans la même virtuosité, comme une recette qu’on s’obstine à vouloir reproduire sans avoir réuni les ingrédient­s appropriés. À cet égard, les sous-intrigues sentimenta­les se multiplien­t jusqu’à l’absurde (la principale se clôt cependant magnifique­ment). Entre chaque frousse et révélation, la série est qui plus est plombée de longueurs. Tout cela fait « remplissag­e », surtout le huitième épisode, un prologue tardif aux allures de conte des frères Grimm.

Au bout du compte, il se dégage de l’ensemble une impression d’enflure feuilleton­esque. En effet, la propositio­n de Henry James tient du huis clos mental anxiogène, et son brio réside aussi dans son économie. Boursouflé­e, la fresque surnaturel­le que s’ingénie à en tirer Mike Flanagan finit par crouler sous son propre poids.

 ?? EIKE SCHROTER/NETFLIX ?? Campée à l’origine vers 1840, l’intrigue de la nouvelle de Henry James est transposée, dans The Haunting of Bly Manor, en 1987 : un choix accessoire dénotant un certain opportunis­me, les années 1980 étant redevenues très en vogue dans la foulée du phénomène Stranger Things.
EIKE SCHROTER/NETFLIX Campée à l’origine vers 1840, l’intrigue de la nouvelle de Henry James est transposée, dans The Haunting of Bly Manor, en 1987 : un choix accessoire dénotant un certain opportunis­me, les années 1980 étant redevenues très en vogue dans la foulée du phénomène Stranger Things.

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