Instagram, dix années à regarder et à s’exposer
De laboratoire expérimental à usine à images, le réseau social fête ses 10 ans aujourd’hui
« Je suis un peu en manque de mon ancien Instagram. »
En ce dixième anniversaire, Matthieu Dugal ne peut s’empêcher de regretter, juste un peu, les débuts simples et sans stress de l’application qui a commencé à changer le monde le 6 octobre 2010. « Depuis quelques années, nous assistons à la fin de l’innocence, dit celui qui anime l’émission radiophonique Moteur de recherche et qui signe la chronique de technoscience pour Pénélope. Nous avons quitté le petit studio de photo mignon pour migrer vers le gros centre commercial avec des caméras partout. »
Impossible d’y échapper. « Les gens ne nous demandent plus une carte professionnelles ou un site Web. Ils nous demandent notre compte Instagram », dit Denis Wong.
« Photodidacte » devenu photojournaliste pour Radio-Canada, celui qui a également une pratique artistique, détecte des répétitions sur l’application. Imposées par le format carré, par la popularité. « Il y a une standardisation. Notamment dans les images de voyage. Des couleurs très “punchées”, éclatantes, avec un sujet cadré de dos en plein milieu. Dans les photos de bouffe aussi : beaucoup de prises de vue de haut, sur des fonds clairs. C’est comme si Instagram donnait des directives à ses usagers. »
La direction d’Instagram (IG), elle, semble s’éloigner de ses débuts. Où la découverte, l’originalité menaient, davantage encore que les clichés de cafés lattés. Où les conspirations étaient rarissimes. « C’est devenu une espèce de semi-clone de Facebook, remarque Matthieu Dugal. Le phénomène de commercialisation a beaucoup pris de l’ampleur depuis deux ans, avec l’introduction de toutes sortes de nouvelles fonctions. »
Parmi elles, Reels. Cette fonctionnalité vidéo qui désire concurrencer le géant TikTok, et que la journaliste techno du New York Times Taylor Lorenz a qualifiée « d’horrible, de mélangeante et de frustrante ». Matthieu Dugal la qualifie simplement, et poétiquement, de « bouette ».
Car sur IG, on s’enlise parfois dans l’uniformité. Une chose que Laurence Beaudoin-Masse a souhaité explorer dans Rentrer son ventre et sourire. Dans ce premier roman paru à La Bagnole, l’autrice décortique la vie d’une influenceuse, dans le but de rappeler que, dans cet univers, « il y a de la stratégie, que c’est réfléchi et fait pour vendre des produits ». « Je voulais montrer, aux adolescentes surtout, à quel point, c’est une business », explique-t-elle.
Son récit est entrecoupé de publications, et de commentaires (un univers en soi). Quand son héroïne montre sa #tenuedujour d’#automne, ses abonnés la bombardent de : « T’es toujours tellement trop belle, émoji de coeur », « Tu es magnifique. MERCI de nous inspirer ».
L’inspiration. Il s’agissait justement de l’une des premières visées d’Instagram, comme le relate la journaliste Sarah Frier dans le livre No Filter. Une genèse complète et rythmée du réseau social au départ nommé Burbn, car Kevin Systrom, qui l’a cofondé avec Mike Krieger, aimait le whisky.
Sarah Frier raconte une époque où Justin Bieber demandait que son mot de passe soit réinitialisé au téléphone — « Salut, c’est Justin ! » — et où chacune de ses publications faisait planter les serveurs. Elle revient sur le jour où l’agent du « Biebs », Scooter Braun, avait tenté de négocier avec IG : vous le payez pour son contenu ou vous le laissez investir dans votre entreprise, sinon… Sinon, Justin s’est désabonné quelque temps, mais… trop de fans étaient sur Instagram.
Rachat par Facebook
Sarah Frier rappelle enfin les changements survenus lorsque Facebook a racheté l’appli pour 1 milliard $US en 2012. L’effet qu’a eu sur la petite équipe de passionnés de photos et d’expériences la devise de son gigantesque acquéreur : « Bouger rapidement et briser des choses ». Une mentalité qui a, en effet, brisé beaucoup de choses.
Car Instagram souhaitait « rester dans la créativité, dans les expériences et l’honnêteté ». Ou, du moins, d’en avoir l’air. Contrairement à Facebook, « ses créateurs voulaient que les choses soient attentivement conçues et réfléchies avant d’être lancées, écrit la journaliste pour Bloomberg. Ils voulaient des humains, pas des chiffres. Des artistes, des photographes, des stylistes, pas des utilisateurs actifs quotidiens. »
Ah, ce Mark Zuckerberg, il a vraiment le don de tout gâcher, n’est-ce pas ? Pas si vite, dit Matthieu Dugal. « Mark Zuckerberg, ce n’est pas un bienfaiteur de l’humanité. Qu’on l’aime ou pas, le modèle de Facebook, c’est de garder les gens en ligne le plus longtemps possible pour extraire le maximum de leur profil comportemental et de le vendre à des annonceurs. Point à la ligne. C’est ÇA, le modèle. Et c’est pourquoi ce beau petit jardin de créativité qu’était Instagram est en train de se transformer. »
Tout comme la frontière entre le présentateur et le produit. « Avant, on regardait une pub de bouillon et on le savait que c’en était une, dit Laurence Beaudoin-Masse. Sur Instagram, ce n’est plus clair. D’autant plus que, dans les commentaires, ce n’est jamais : “oh, tu m’en passes encore une”. C’est souvent “oh, t’es trop belle”. Ça donne le vertige. »
Surcharge
Denis Wong aussi a parfois le vertige devant l’avalanche d’images. Le photographe, qui aime « capter un moment éphémère avec une lumière qui fuit, dans le but de rappeler que, dans notre course effrénée au quotidien, il y a de la beauté dans la simplicité », déplore la « surcharge cognitive qui s’installe avec Instagram ». « C’est tellement difficile de prendre le temps d’absorber une photo, de l’apprécier. C’est comme si on nous plongeait dans un trou noir d’images. »
Parmi ces images, Laurence Beaudoin-Masse place « la paire de fesses d’Instagram qui est à la mode en ce moment », et qui a failli être en couverture de son roman. « Au bout d’un moment, je n’étais juste plus capable de la voir. »
Des choses fascinantes à voir, il en reste pourtant plein, estime Matthieu Dugal. « Tout ce qui est science participative et qui est sinon peu couvert par les médias : l’ornithologie, la mycologie. »
Dirait-il qu’il s’agit de son réseau refuge ? « Twitter, c’est rendu un combat de ruelle. Sur Facebook, le fun initial s’est amenuisé. Instagram, c’est encore des beaux souvenirs de voyage et des enfants de mes amis, qui rentrent à l’école. »
Pour Laurence, la plus belle métaphore d’IG, c’est l’eau. Principalement celle de Mykonos, devenu haut lieu de rassemblement « instagrammable ». « Elle peut être brune, elle peut être bleue, elle peut être claire, mais sur Instagram, câline, elle est toujours turquoise. Ça en dit long sur ce que c’est. » Ce que le youtubeur Cody Ko a surnommé de la « blue
ass water ». Eau salement bleue.
« Des fois, ça me fait sourire, le prétexte qu’on trouve pour mettre une photo de soi de l’avant. Des fois, ça m’exaspère, ajoute-t-elle. “Oh, hier on a coupé un arbre, ça m’a rendue vraiment triste.” »
Ce qui est triste, dit Matthieu Dugal, c’est qu’on est loin du « petit cabinet de curiosités que c’était ». « Nous sommes dans une logique capitaliste de surveillance et Instagram s’y inscrit parfaitement. Ces inventions, pour moi, peuvent devenir utiles à partir du moment où elles sont raisonnablement encadrées. Ce qui n’est absolument pas le cas en ce moment. » Un souhait pour les dix ans d’Instagram ? « C’est un peu le même que celui que j’ai pour l’ensemble des plateformes », répond Matthieu. À savoir, davantage de réglementation, qui empêcherait notamment les brèches dans l’accès à la vie privée.
Denis Wong, lui, souhaite au réseau une fonction qui nous forcerait à nous arrêter aux photos plus longtemps. « Ça nous éviterait de les faire défiler indéfiniment comme des zombies. Peut-être qu’en les regardant avec plus d’intérêt et d’attention, on verrait que certaines n’ont pas de place dans nos vies. »