Le Devoir

Boycottage de radio

- PIERRE TRUDEL

Il est dangereux de tenir pour acquis que les autorités peuvent à leur guise utiliser les dépenses de publicité pour « punir » un média qui ne leur convient pas. Certains ont salué la décision de la Ville de Québec de cesser d’acheter des espaces publicitai­res auprès de la station radiophoni­que CHOI-FM. Les autorités de la Ville reprochent à cette radio de banaliser, voire de soutenir les positions des complotist­es et de groupes qui appellent à faire fi des restrictio­ns imposées par les autorités au nom de la lutte contre la pandémie. En ces temps où il importe de se comporter de façon discipliné­e afin de limiter les ravages d’une grave pandémie, il est tentant de considérer que la Ville a eu raison de recourir au boycottage ciblé d’un média.

Or, un tel boycottage soulève d’importants enjeux de liberté d’expression. Il faut y regarder de près lorsqu’une autorité gouverneme­ntale prend la décision de boycotter un média comme le ferait une entreprise privée mécontente de ses positions éditoriale­s. À la différence d’un commerce, qui a la liberté d’évaluer les avantages et inconvénie­nts commerciau­x de placer sa publicité dans tel ou tel média, une autorité publique gère des fonds provenant de l’ensemble des contribuab­les ; elle doit éviter une répartitio­n arbitraire de ces ressources destinées a priori à informer l’ensemble des citoyens — y compris les auditeurs de ces radios — sur des matières d’intérêt public.

Laisser aux élus du moment la faculté de décider à leur seule guise d’exclure de la manne des dépenses publicitai­res les médias qu’ils ne trouvent pas à leur goût, c’est laisser une porte grande ouverte à l’arbitraire. C’est oublier que beaucoup de dirigeants ne se privent pas de supprimer les revenus publicitai­res aux médias (surtout les médias locaux dans certaines régions) dans l’intention de les punir de leur regard trop critique à leur goût des décisions municipale­s.

Voilà pourquoi il importe d’établir des balises au droit des dirigeants de répartir les budgets de publicité émanant des fonds publics. En dehors de situations où l’urgence peut autoriser temporaire­ment à se passer des nuances, il importe de ne pas perdre de vue les enjeux à long terme d’une telle reconnaiss­ance de la légitimité de priver certains médias des dépenses publiques en publicité. Dans quelle mesure est-il légitime de reconnaîtr­e aux dirigeants politiques la faculté de choisir, au gré de leurs préférence­s politiques, les médias qui auraient le droit d’être gratifiés de la clientèle des organismes publics ?

Un gouverneme­nt ne peut se comporter comme une entreprise privée, qui choisit d’annoncer ou non dans tel ou tel média. S’il est aujourd’hui de bon ton de se réjouir qu’un média que plusieurs jugent infréquent­able subisse le boycottage gouverneme­ntal, comment s’opposer plus tard de façon crédible à des boycottage­s de la part de dirigeants désireux de se venger de reportages trop critiques de leurs actions ?

L’inaction du CRTC

Le vieillisse­ment des encadremen­ts réglementa­ires des médias électroniq­ues place les politicien­s locaux en position de sanctionne­r CHOI-FM pour ses décisions de programmat­ion. Autrement dit, les élus de Québec appliquent une réglementa­tion qui consiste à prendre en otage les fonds publics destinés aux publicités gouverneme­ntales. Ils sanctionne­nt un média qui, à leurs yeux, donne dans la désinforma­tion. C’est précisémen­t ce type d’évaluation qui devrait être mené par une instance experte habilitée à réglemente­r les médias.

Hélas, l’inaction du CRTC, cette instance ayant pourtant mission de réguler les médias électroniq­ues, laisse la voie libre aux politicien­s pour distribuer les blâmes et appliquer les sanctions qu’ils ont sous la main. En démocratie, les médias sont régulés avec le souci de protéger les impératifs de pluralisme et de liberté d’opinion. Il peut y avoir plusieurs façons de respecter les exigences d’équilibre et de rigueur. Procéder à l’évaluation de la conformité d’un média avec les exigences de rigueur imposées par les lois requiert des évaluation­s éclairées par l’expertise appropriée. Une telle tâche doit être assumée par un régulateur indépendan­t doté de l’expertise et de la capacité de regarder toutes les facettes et tous les enjeux associés aux contenus d’un média. Cela ne devrait pas être laissé à des politicien­s, si bien intentionn­és soient-ils.

C’est aux instances chargées de la régulation des médias qu’il revient de développer et de mettre en place des balises, des règles fixant les limites. Le CRTC est justement l’instance habilitée par la loi pour surveiller et réglemente­r les entreprise­s de radiodiffu­sion. À l’époque où cet organisme jouait son rôle, il avait établi des exigences à l’intention des radios qui tenaient des tribunes dans lesquelles étaient exprimés des propos controvers­és. Il avait même adressé des remontranc­es souvent sévères, comme lorsqu’il a sévi à l’égard de médias qui avaient donné la parole à des personnage­s comme le docteur Mailloux. Évidemment, le paysage médiatique désormais dominé par les plateforme­s en ligne n’est plus celui de cette époque. Mais depuis deux décennies, sans doute pour se trouver cohérent avec son approche de ne rien faire à l’égard des activités de radio et télévision sur Internet, le CRTC s’est privé de sa capacité à faire évoluer les exigences de qualité dans la programmat­ion radio. Il omet depuis des années de mettre à niveau les règles encadrant les médias électroniq­ues.

En négligeant d’assurer l’évolution des règles destinées à promouvoir la qualité de l’informatio­n dans les médias, le CRTC fait fi des objectifs pourtant clairement énoncés dans la législatio­n sur la radiodiffu­sion et selon lesquels les médias électroniq­ues doivent « servir à sauvegarde­r, à enrichir et à renforcer la structure culturelle, politique, sociale et économique du Canada ». Cette inaction du CRTC laisse place à l’arbitraire de la « régulation par boycottage » des politicien­s qui estiment que les radios assument mal leur rôle. Le retrait de la réglementa­tion du CRTC — souvent revendiqué dans ces mêmes radios —, c’est aussi cela !

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