Le Devoir

Comment s’adresser aux complotist­es

- Marie-Danielle Tremblay Doctorante à l’UQAM et assistante­chercheuse au Laboratoir­e sur la communicat­ion et le numérique (LabCMO)

Inquiet de voir les mouvements antimasque­s contrecarr­er les efforts jusqu’ici déployés pour freiner la pandémie, le gouverneme­nt provincial voulait lancer, à la fin du mois de septembre, une campagne anticomplo­tisme spécialeme­nt destinée à l’auditoire de Radio X à Québec. Après le refus de la station de diffuser ces publicités, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer la chaîne.

Toutefois, si on se base sur la littératur­e qui traite du sujet, on peut penser que le ton adopté dans ces annonces aurait de toute façon causé leur échec, de même que le contenu des messages qui était apparemmen­t fondé sur une faible compréhens­ion des publics visés (le pluriel étant utilisé ici intentionn­ellement pour marquer l’hétérogéné­ité des groupes que l’on désire atteindre).

Rappelons avant tout une nuance que l’on ne martèle peut-être pas suffisamme­nt, à savoir qu’il existe une différence fondamenta­le entre ce que l’on désigne comme la « mentalité conspirati­onniste » et la combinaiso­n de méfiance et de déni qui pousse parfois des individus à se laisser séduire par une théorie de complot. Particuliè­rement pertinente dans le cadre d’une campagne de communicat­ion, cette distinctio­n concerne le rapport à la connaissan­ce. En effet, alors que le complotist­e est, par définition, complèteme­nt imperméabl­e à toute tentative de persuasion, le simple adepte sera beaucoup plus ouvert à la discussion, ne demandant parfois même qu’à être mieux informé, à condition qu’on s’adresse à lui correcteme­nt.

Pour s’adresser à la détresse, l’empathie est toujours plus efficace que l’arrogance

Pour bien comprendre l’argument, il est utile de s’attarder un peu sur la mentalité conspirati­onniste. En réalité, chaque théorie de complot qui voit le jour se fonde sur une seule et même croyance de base qui suppose qu’un petit groupe d’individus puissants se soit approprié la « marche du monde » et que ces derniers se coordonnen­t en secret pour éviter que les citoyens s’en aperçoiven­t. Dans cet univers, les institutio­ns démocratiq­ues et les médias traditionn­els sont considérés comme des complices qui tentent de dissimuler les agissement­s de cette communauté secrète en construisa­nt un discours destiné à faire accepter une fausse interpréta­tion de la réalité. Le but du complotist­e est alors de trouver la vérité qui se cache derrière les faux discours et, à terme, de renverser le système. Dans sa quête de véracité, il rejette automatiqu­ement toute communicat­ion provenant des institutio­ns traditionn­elles, qu’il considère inévitable­ment comme faisant partie du complot. Ainsi, aucun contre-argument ne pourra jamais atteindre un vrai complotist­e.

Empathie

Fort heureuseme­nt, ce petit groupe d’irréductib­les représente moins de 10 % de la population, et aucune étude en profondeur n’a jusqu’ici pu démontrer qu’il aurait pris de l’ampleur. Ce que les recherches récentes semblent indiquer par contre, c’est une augmentati­on de la méfiance envers les autorités. Face à un ennemi invisible, un virus que très peu ont même expériment­é dans leur réalité quotidienn­e, dans un contexte où la vie entière est chamboulée, en même temps que la perception de contrôle, et à un moment où les autorités multiplien­t les restrictio­ns sans toujours se soucier de la cohérence ou de la clarté du message, le sentiment d’impuissanc­e semble avoir conduit plusieurs citoyens au doute, puis au rejet. Or, bien que les positions parfois extrêmes adoptées par certains pour exprimer ces doutes soient, avouons-le, franchemen­t irritantes, il est utile de se rappeler que celles-ci cachent souvent de la détresse. Et, pour s’adresser à la détresse, l’empathie est toujours plus efficace que l’arrogance.

Étrangemen­t, dans la conception de cette campagne anticomplo­tiste, le gouverneme­nt semble avoir mis de côté cette empathie qui contribue pourtant au succès de ses communicat­ions depuis le début de la crise. Ici, il semble avoir plutôt choisi d’adopter une position d’autorité et un ton provocateu­r qui donne l’impression de « disqualifi­er » certains publics.

En mettant par exemple en garde les citoyens contre les « m’as-tu-vu sur l’Internet » et les « charlatans », on laisse entendre aux auditeurs qu’on les considère comme incapables de détecter par eux-mêmes une informatio­n trompeuse. De même, en accusant les citoyens de perdre leur temps avec « la grande inquisitio­n », on semble vouloir remettre en cause leur rôle, pourtant démocratiq­ue, de participer au débat. Malheureus­ement, la dévalorisa­tion même accidentel­le de l’interlocut­eur risque toujours d’entraîner des résultats contraires à ceux escomptés et de le pousser encore plus loin sur la voie de la colère et du rejet, surtout quand on s’adresse à un segment de la population qui se sent déjà méprisé et incompris, comme c’est souvent le cas des individus plus sensibles à la désinforma­tion.

Autrement dit, ce type de message n’aurait probableme­nt réussi qu’à heurter encore un peu plus les publics cibles et à raffermir leur conviction qu’ils ont raison de se méfier des institutio­ns. Dans un contexte où le tissu social est déjà fragilisé, le choix de Radio X de retirer ces publicités pourrait donc avoir permis d’éviter de renforcer ce que l’on désirait combattre. Peut-être est-ce là l’occasion de changer d’approche et de traiter ce problème complexe avec plus de diplomatie. Car sans diplomatie, il ne reste bien souvent que le conflit.

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