Le Devoir

Savoir d’où l’on vient pour décider où l’on va

Il ne faut pas priver les étudiants du cégep des leçons de l’Histoire

- Lucien Bouchard

Se peut-il que, dans la foulée de ministres humanistes comme Paul GérinLajoi­e, Jacques-Yvan Morin, Camille Laurin et Claude Ryan, notre ministère de l’Enseigneme­nt supérieur en arrive à couper l’enseigneme­nt de l’Histoire de ses racines profondes ? C’est en tout cas ce que fait craindre le rapport d’un comité qui recommande d’arrêter au XVe siècle la remontée vers les sources de la civilisati­on occidental­e (dans le cadre du programme de sciences humaines au niveau collégial).

On ne niera pas l’importance d’un siècle qui s’illumine de la Renaissanc­e. Mais c’est justement un rappel péremptoir­e du caractère essentiell­ement continu de l’Histoire, puisque la Renaissanc­e ne prend tout son sens que dans la redécouver­te du patrimoine gréco-romain, après l’éclipse des mille années noires du Moyen Âge.

Les auteurs du rapport, s’ils sont historiens, n’ont pas dû décider allègremen­t de renvoyer aux limbes d’hypothétiq­ues cours d’appoint la connaissan­ce des fondements de la civilisati­on occidental­e. Ont-ils songé à ce qui en résulterai­t d’affadissem­ent à la significat­ion profonde de cette quête tumultueus­e mais obstinée de dignité humaine, de vérité, de rationalit­é, de sens critique, de beauté et de solidarité ?

Il est de l’essence même de l’enseigneme­nt de l’histoire qu’il permette aux étudiants de suivre son parcours d’un maillon à l’autre, à la façon d’une chaîne ininterrom­pue de progrès, de reculs, de triomphes, de défaites, d’injustices, de réparation­s, d’erreurs tragiques et, dans l’ensemble, si on a foi en l’homme, d’avancée de l’esprit. Aussi apparaît-il incompréhe­nsible de tronquer cet itinéraire de sa partie fondatrice.

Personne n’a le droit de se résigner à un tarissemen­t délibéré des sources qui nous ont, de tout temps, nourris et ont fait de nous ce que nous sommes. Einstein a dû monter sur les épaules de Newton qui a pris le relais d’une suite de prédécesse­urs, eux-mêmes héritiers en cascade des pionniers de la Grèce antique. Il en est de même de la philosophi­e, de la littératur­e et des arts. La pensée de Spinoza et le système de Kant ne peuvent se concevoir sans la connaissan­ce de Platon, Aristote, Épicure, Sénèque.

L’histoire a été inventée par Hérodote ; Shakespear­e s’est inspiré des Vies parallèles de Plutarque. MichelAnge a voulu reproduire la perfection des chefs-d’oeuvre des sculpteurs grecs. Il ne viendrait pas à l’esprit d’un écrivain moderne de tourner le dos à un auteur comme Virgile, non plus qu’à un peintre de faire l’impasse sur les créateurs qui ont, depuis le début de l’aventure humaine, marqué l’histoire de l’art.

Personne n’a le droit de se résigner à un tarissemen­t délibéré des sources qui nous ont, de tout temps, nourris et ont fait de nous ce que nous sommes. Il faut une bonne dose de témérité pour décider où l’on va sans savoir d’où l’on vient. Ce que l’avenir nous réserve comporte suffisamme­nt d’incertitud­e pour qu’on se prive impunément des leçons de l’histoire, surtout à un moment où les sociétés sont à la recherche de repères.

En l’occurrence, force est de s’en remettre à la décision de la ministre. Ce ne serait pas une mauvaise idée, incidemmen­t, de la différer, le temps de prendre la pleine considérat­ion des protestati­ons comme celle du texte collectif paru dans Le Devoir du 5 octobre. Il serait néfaste qu’à la faveur de la confiscati­on de l’attention publique par la pandémie, les tenants de l’abolition du cours puissent discrèteme­nt mettre tout le monde devant le fait accompli.

La ministre pourrait aussi se demander ce que MM. Gérin-Lajoie, Morin, Laurin et Ryan feraient du rapport déposé sur son bureau. Pour ne rien cacher, j’avoue surtout compter sur ses sous-ministres pour lui rappeler qu’il existe, quelque part sur la colline Parlementa­ire et pas très loin de l’édifice G, une soupente où croupissen­t dans la poussière les innombrabl­es grimoires de ces valeureux groupes et comités d’études auxquels un sursaut de sagesse ministérie­lle a heureuseme­nt fermé la porte de l’histoire, avant qu’ils ne puissent y entrer.

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? L’ancien premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, lors d’un événement public tenu en mai 2019.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR L’ancien premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, lors d’un événement public tenu en mai 2019.

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