L’heure du test
Au mois de juin, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, s’agenouillait avec les manifestants dans les rassemblements Black Lives Matter. Il répétait partout : « Je vous écoute, je vous entends. » Dans le récent discours du Trône, il répétait son intention de s’attaquer au racisme systémique. C’est très bien — et certainement mieux que ceux qui, à l’Assemblée nationale, pataugent encore dans le déni. Le gouvernement fédéral répond ainsi à un changement dans l’opinion publique, qui se montre de plus en plus sensible à cet enjeu. Mais est-il vraiment prêt à agir ?
Depuis maintenant trois semaines, Mamadou Konaté est enfermé au Centre de détention fédéral de Laval, en attente de son expulsion. L’homme d’origine ivoirienne a travaillé en CHSLD durant la première vague de la pandémie. Il a lui-même contracté le virus, puis est retourné à son poste ensuite. Il craindrait actuellement pour sa vie s’il devait retourner en Côte d’Ivoire, car il y avait déjà été emprisonné lors de la guerre civile qui a déchiré le pays au début des années 2000. Des élections houleuses s’y préparent présentement.
Malgré son travail, Konaté n’est pas admissible au programme spécial de régularisation des demandeurs d’asile : c’est qu’il détenait un poste de préposé à l’entretien ménager par l’entremise d’une agence de placement, plutôt que d’être préposé aux bénéficiaires. Il fait partie de ces travailleurs essentiels écartés de la « gratitude » étatique, qui se veut résolument bien étroite. Malgré une pétition qui a recueilli près de
38 000 signatures et l’appui de députés de l’opposition, le ministre fédéral de l’Immigration, Marco Mendicino, refuse de commenter le dossier, et on a décidé à Québec de ne pas faire pression sur Ottawa.
Konaté est par ailleurs loin d’être le seul dans sa situation. Mostafa Henaway, organisateur communautaire au Centre pour les travailleurs et travailleuses immigrants (CTI), soutient plusieurs personnes au statut précaire depuis le début de la pandémie. Il me parle notamment d’un couple d’origine nigérienne, arrivé ici par la frontière américaine en 2017, dont l’appel de la demande d’asile vient d’être rejeté. Lui travaille dans un entrepôt de Dollarama, elle dans un centre de distribution alimentaire. Leur fille de deux ans est née ici. Mais à moins d’un miracle, toute la famille fera elle aussi face bientôt à l’expulsion. « Les récits de vie des demandeurs d’asile originaires d’Afrique de l’Ouest ont tendance à être systématiquement remis en doute par les commissaires fédéraux, qui connaissent souvent très mal le contexte culturel et politique de ces pays », déplore M. Henaway.
Les travailleurs des entrepôts et de l’industrie alimentaire sont tout aussi essentiels — et sous-payés — que le personnel des CHSLD. Là aussi, on retrouve une concentration démesurée de personnes au statut précaire et de personnes racisées. M. Henaway dénonce notamment ici le rôle des agences de placement, qui dirigeraient les personnes originaires d’Afrique, de la Caraïbe, de l’Amérique latine et de l’Asie du Sud-Est vers ses emplois manufacturiers, tout en gardant les emplois de bureau pour les personnes blanches, plus rares, qui ont recours à leurs services. Non seulement la pratique est clairement discriminatoire, mais elle peut avoir un impact sur les chances des demandeurs d’asile de rester au Canada. En effet, les personnes qui normalement n’ont pas accès à la résidence permanente autrement peuvent présenter une demande pour des considérations d’ordre humanitaire devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au Canada (CISR). La CISR prend notamment en compte « la mesure dans laquelle la personne est établie au Canada », ou son « intégration sociale » si on préfère, pour prendre sa décision définitive. Or, comment voulezvous vous « intégrer » pleinement dans une société en travaillant des heures innombrables dans une usine où vous n’êtes en contact avec personne, souvent avec des quarts de nuit, pour une paie de misère ?
C’est là qu’on touche au coeur du problème. Ces travailleurs qu’on nomme essentiels depuis quelques mois sont aussi éminemment jetables et interchangeables dans notre économie. Ils sont certes essentiels en tant que groupe, mais chaque individu peut être maltraité, car le monde déborde de personnes précaires, exclues des autres possibilités, prêtes à endurer l’inacceptable pour subsister. Le modèle d’affaires de plusieurs grandes entreprises mise sur cette abondance de précarité mondiale pour continuer à maintenir les conditions de travail et les salaires bas, et à engranger les profits. « Bien des fleurons du Québec inc. n’auraient pas pris leur essor sans cette main-d’oeuvre jetable », affirme M. Henaway en pensant aux personnes qu’il assiste dans le quotidien. On utilise le labeur de travailleurs temporaires, isolés, qui connaissent peu leurs recours. On les éjecte avant qu’ils aient la chance de solidifier leurs assises dans la société et de demander mieux. Puis on les remplace. Ainsi va le cycle du capitalisme mondialisé.
Black Lives Matter, disait-on ? Même lorsqu’on prend conscience qu’une partie « essentielle » de notre économie repose sur la prémisse que la vie des personnes noires compte beaucoup moins ? Après les belles paroles de l’été est venue l’heure du test. Le gouvernement soi-disant antiraciste de Justin Trudeau continuera-t-il d’expulser la conscience tranquille des personnes comme Mamadou Konaté, ou comme ce couple nigérien et leur petite fille canadienne ? Est-ce que c’est ce qu’il voulait dire en répétant cet été qu’il nous écoutait ?
« Bien des fleurons du Québec inc. n’auraient pas pris leur essor sans cette main-d’oeuvre jetable »