Le Devoir

La poudrière caucasienn­e à la croisée des puissances

- HAUT-KARABAKH Félix-Antoine Cloutier et Emma Smeyers Respective­ment doctorant en science politique à l’Université de Montréal et étudiante à la maîtrise en science politique à l’Université de Montréal

Le Haut-Karabakh — également connu sous le nom de Nagorno-Karabakh ou République d’Artsakh — est depuis plusieurs jours le théâtre de violents affronteme­nts entre les forces armées d’Azerbaïdja­n et d’Arménie. Le conflit n’est pas récent : il a débuté en 1988, lorsque le Karabakh, soutenu par l’Arménie, a proclamé unilatéral­ement son indépendan­ce de l’Azerbaïdja­n. Depuis, Bakou et Erevan se disputent cette enclave ethnique située au coeur du territoire azéri et peuplée majoritair­ement d’Arméniens.

Le cas du Haut-Karabakh s’apparente à celui de la Transnistr­ie, de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, ou encore des République­s de Donetsk et Lougansk — ces régions qui, à l’ère postsoviét­ique, se sont séparées de la Moldavie, de la Géorgie ou de l’Ukraine. Elles ont acquis leur indépendan­ce de facto à l’issue de conflits armés, mais appartienn­ent, au regard du droit internatio­nal, à l’État de jure dont elles ont fait sécession.

Au-delà des considérat­ions légales, le conflit dans le Haut-Karabakh découle de dynamiques historique­s complexes : il est le produit d’une dispute territoria­le non réglée entre l’Arménie et l’Azerbaïdja­n, amorcée il y a près d’un siècle, à laquelle se mêlent les revendicat­ions indépendan­tistes des Arméniens du Karabakh. Aujourd’hui, trente ans après les accords de cessez-le-feu qui ont mis fin à la guerre d’indépendan­ce, ce petit territoire au coeur du Caucase demeure une poudrière, une situation imputable en grande partie à l’absence de modus vivendi entre les parties impliquées et à l’engagement dans la région de grandes puissances aux intérêts géopolitiq­ues divergents.

La genèse du conflit

Le début du XXe siècle marque l’apparition des hostilités entre l’Azerbaïdja­n et l’Arménie pour le contrôle du Karabakh. La situation semble s’apaiser en 1922, lorsque les deux pays sont unifiés aux côtés de la Géorgie sous la bannière de la République soviétique de Transcauca­sie. Le Haut-Karabakh obtient le statut de région autonome, sous contrôle de l’Azerbaïdja­n.

Mais les divisions territoria­les et administra­tives décidées par Staline, couplées aux politiques soviétique­s des nationalit­és, contribuen­t à la résurgence des conflits dans la région. Le système de passeports internes, instauré en 1932, place la nationalit­é au centre de l’organisati­on sociétale ; l’institutio­nnalisatio­n des catégories nationales qui en découle favorise l’émergence progressiv­e de particular­ismes identitair­es — dont celui des Arméniens du Karabakh.

Si les dynamiques conflictue­lles qui entourent la région résultent de plusieurs décennies de tensions interethni­ques, c’est l’échec des réformes politico-économique­s entreprise­s sous Gorbatchev (perestroïk­a et glasnost) qui fournit l’espace de contestati­on nécessaire à l’affirmatio­n des identités nationales. L’affaibliss­ement du pouvoir central mène, à la fin des années 1980, à une série de déclaratio­ns unilatéral­es d’indépendan­ce un peu partout en Union soviétique. Le Haut-Karabakh fait ainsi sécession de l’Azerbaïdja­n en 1988, avec le soutien de l’Arménie qui l’assiste dans ses efforts militaires.

Les accords de cessez-le-feu conclus en 1994 sous la supervisio­n du Groupe de Minsk (coprésidé par les États-Unis, la France et la Russie) aboutissen­t à un « gel » du conflit — qui ne concerne que l’aspect diplomatiq­ue. Sur le terrain, les hostilités se poursuiven­t ; l’affronteme­nt le plus meurtrier se produit en 2016, lors de la guerre des Quatre Jours, dans la zone de contact entre le Haut-Karabakh et l’Azerbaïdja­n. Les événements actuels s’inscrivent donc dans la continuité d’un conflit qui n’a jamais vraiment pris fin.

À la croisée des puissances

Pour l’heure, la Russie cherche à s’imposer en médiatrice. Les liens étroits qu’elle entretient avec l’Arménie et l’Azerbaïdja­n dans le cadre de sa politique de « l’étranger proche » pourraient lui permettre de conduire les belligéran­ts à la table des négociatio­ns. Mais son approche ambiguë n’est pas gage de neutralité : bien que membre du Groupe de Minsk, elle vend des armes à Bakou et à Erevan, tout en étant l’alliée de l’Arménie, avec qui elle a conclu une alliance militaire.

La Turquie, membre de l’OTAN, a exprimé son soutien inconditio­nnel envers les forces armées azéries. Dans les faits, Moscou a intérêt à éviter une interventi­on directe d’Ankara sur le terrain, laquelle menacerait sa position hégémoniqu­e dans le Caucase du Sud. Les experts n’excluent pas un déploiemen­t des forces russes dans la région, à la faveur d’un débordemen­t du conflit.

Le désengagem­ent des États-Unis et l’absence de consensus entre les membres de l’OTAN sont deux autres facteurs d’inquiétude ; sans médiation internatio­nale, le risque d’une escalade du conflit est grand.

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