La fiction au banc des accusés
Dimanche dernier, à TLMEP, l’auteur Yvan Godbout et son éditeur, François Doucet, sont venus évoquer un long calvaire. Le roman d’horreur Hansel et Gretel pour adultes avertis leur avait valu des poursuites en 2018, car y étaient évoqués en termes très crus des viols d’enfants. D’où la plainte d’une dame pour pédopornographie. Et l’écrivain de se voir arrêté comme un malpropre à son domicile de Québec, son matériel électronique saisi avec mandat de perquisition, lui-même bientôt conduit au poste. Un scénario identique dans les locaux de la maison d’édition AdA.
Depuis lors, des connaissances, des amis et des relations d’affaires leur tournaient le dos, des messages de haine ou de menace tombaient sur leurs écrans. Les deux hommes ont flirté avec l’idée du suicide. Leurs proches, profondément perturbés, en perdaient également le goût de vivre. Panne d’écriture pour l’auteur, désespoir et sensation d’étouffement. Son éditeur retenait mal ses larmes dimanche soir en évoquant sa propre descente aux enfers.
Usant de son bon sens, à la Cour supérieure du Québec, le juge Jean-Philippe Marcoux a acquitté les deux hommes le 24 septembre dernier, estimant qu’on devait « distinguer entre le matériel qui expose une réalité tangible, des vidéos ou des photos, ou même des dessins par exemple, d’avec une fiction littéraire ». Et d’établir une distinction entre ceux qui encouragent activement le passage à l’acte dans un écrit et ceux qui ne font que décrire ces activités criminelles, comme cet auteur. Une peine de prison pouvant aller jusqu’à 14 ans pendait au bout du nez d’Yvan Godbout et de son éditeur. Reste que la poursuite avait 30 jours pour faire appel. Le compte à rebours n’est pas terminé. Espérons que ça s’arrête là et que la décision du juge Marcoux fasse jurisprudence.
Le plus dur pour l’écrivain avait été de voir des gens le confondre avec des personnages qu’il condamnait. Certains le considéraient comme un pédophile par association. À TLMEP, Godbout se demandait si son orientation sexuelle avait pu jouer un rôle. De fait, plusieurs esprits tordus associent encore homosexualité et pédophilie. Désolant !
Le coin lecture
Aux yeux du magistrat, bien des personnes à la maison, comme nombre de bibliothèques et de librairies auraient risqué, en cas de condamnation, des mises en accusation pour possession et distribution de pornographie juvénile, « puisqu’elles possèdent, prêtent ou vendent de telles oeuvres. » Fort juste !
Les écrits du marquis de Sade, présents sur tant de rayons, sont notamment farcis de descriptions du genre. On pense entre autres à Philosophie dans le boudoir, où une jeune fille se voit initiée par son père et ses comparses aux pratiques sexuelles les plus débridées. Sans oublier les nombreux ouvrages d’autofiction contemporains évoquant les sévices subis dans l’âge tendre aux mains de prédateurs.
Certaines bibliothèques avaient retiré Hansel et Gretel de leur catalogue. Mais les institutions ne devraient pas être placées, le temps d’un procès, dans la position terrible de jouer les censeurs (tel n’est pas leur rôle).
La pédophilie, longtemps niée ou célébrée dans certains milieux, scandalise avec raison. Elle est aussi le grand tabou de l’heure. Le meurtre, la violence sont autorisés en littérature et à l’écran, rien au-delà de la ligne pédophile. Tous ne sont pas Matzneff, qui témoignait de ses prouesses sexuelles avec des mineurs. La fiction ne prétend ni informer ni recruter. Choquer, parfois, oui.
Appuyer les droits des enfants, des femmes et des minorités ne réclame pas de remiser son jugement. Au contraire : mieux vaut l’exercer avant de jeter les romans dans la fosse aux accusés. Un survol historique prouve à quel point la censure s’est toujours opérée sous climats toxiques : Inquisition, IIIe Reich, stalinisme, dictatures de tous poils, théocraties, etc.
Des spectacles ou des oeuvres d’art public sont parfois retirés de la circulation, au nom du bien collectif, mais ça se décide hors cour. Si les tribunaux imposent eux-mêmes des interdits, on sort de l’État de droit. À Tyler, à l’est de Houston, dans le très conservateur État du Texas, Netflix est poursuivie, arguant « l’exhibition obscène » pour avoir diffusé le film Mignonnes (Cuties) de la Française Maïmouna Doucouré. Y était dénoncée l’hyper sexualisation d’une pré-adolescente, images à l’appui. Se souhaite-t-on la pareille ici ?
Ce sont deux êtres brisés qui témoignaient à la grande messe télévisuelle. La littérature chavirait à leurs côtés. N’ouvrez plus la porte de la fiction, demande-t-on au système de justice. Les démons de la prohibition en profitent pour s’y engouffrer.