Le Devoir

Le monument à Chénier menacé par l’oubli

Une partie de ce monument soustrait à la vue du public gît désormais au fond d’un terrain vague, alors qu’il avait été payé en 1895 par le public

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

C’est au milieu de gravats, de fragments d’asphalte, de papiers gras, de palettes de bois et d’immondices laissés par ceux qui en sont réduits à dormir là que Le Devoir a retrouvé la base du monument Chénier, laissé depuis des années sans protection ni surveillan­ce. À la Ville de Montréal, on indique au Devoir que « la restaurati­on du monument JeanOlivie­r Chénier fait l’objet actuelleme­nt d’une évaluation par le Centre de conservati­on du Québec ».

Le fragile monument, toujours selon la Ville, est « entreposé dans notre centre de collection­s » à Montréal, tandis que le « socle de granit est entreposé, lui, sur la rue Young, dans Griffintow­n ». Or, c’est plutôt dans une rue adjacente que Le Devoir l’a retrouvé, non pas entreposé avec soins, mais gisant tout bonnement au fond d’un terrain vague, dans un espace accessible à quiconque, près d’un mur orné de graffitis au pied duquel se trouvent disposés les sacs de couchage de gens réduits à vivre là.

Des « travaux seront réalisés dans le courant de 2021 et devraient être terminés pour la réouvertur­e du square Viger à l’automne 2021 », dit la Ville sans donner plus de précision sur les restaurati­ons nécessaire­s ni sur la préservati­on actuelle du monument. La porte-parole de la Ville indique qu’on pourrait remettre dès cet automne la base du monument au square Viger, sans parler non plus de sa condition actuelle.

En 1973, le fusil que tenait la représenta­tion de ce Chénier de cuivre repoussé s’était brisé. En 1975, le fusil disparaiss­ait. On en réinstalla un, puis il s’envola de nouveau, avant que toute la statue ne disparaiss­e à son tour pour céder sa place à la constructi­on du CHUM.

L’importance de Chénier

L’homme de 31 ans, tué par les balles des soldats de Sa Majesté le 14 décembre 1837, dirigeait ce jour-là une soixantain­e de patriotes après que Saint-Eustache eut été attaqué. Un feu fut allumé par les soldats dans la sacristie de l’Église afin de les en chasser. Les révolution­naires « durent fuir plus à cause de la fumée que des flammes », explique l’historien Gilles Laporte. Les versions varient quant à la manière exacte, mais Chénier fut abattu, après avoir tenté de fuir le brasier. Son corps fut l’objet d’une autopsie. « Là aussi les versions varient », explique l’historien au Devoir.

Selon Yvan Lamonde, historien des idées, « Chénier a été un convaincu plutôt exceptionn­el. Il a défendu bec et ongles Saint-Eustache. » Il y a eu un oubli « à l’égard de l’importance de Chénier », ce qui en fait « quelqu’un dont on ne se souvient pas à la hauteur de son réel mérite ».

« C’est un personnage très important » dans la conscience du Québec, indique pour sa part Georges Aubin, lui aussi un spécialist­e de cette période. À Radio-Canada, on avait organisé en 1968 une sorte de concours pour savoir quel était le héros par excellence du Québec. Et c’est pour Chénier que le public avait fini par voter. » Une anecdote que rappelle aussi Gilles Laporte, ajoutant que l’importance de Chénier a été surtout de montrer que l’élite pouvait être du côté du peuple. « Jacques Ferron, dans Les grands soleils, fait de Chénier un héros solaire. Il montre que nous avons une élite avec nous. Chénier, c’est le chef mort avec tous les autres », même si son engagement s’avère plutôt régional et qu’il n’a pas laissé d’écrits. Ce n’est pas par hasard qu’une cellule du FLQ revendiqua l’usage de ce nom.

Une souscripti­on populaire

À la différence du monument à John A. Macdonald, financé en 1895 par des millionnai­res associés aux conservate­urs, le monument à Jean-Olivier Chénier est payé entièremen­t, cette même année, par une souscripti­on populaire. Son coût est estimé à 5000 $, soit plus ou moins l’équivalent de 125 000 $ en 2020. L’idée de ce monument était venue à la suite de l’impossibil­ité d’inhumer Chénier. Depuis 1837, l’Église s’y opposait tout net.

En 1891, devant le refus de l’inhumer, l’idée jaillit de lui élever un monument public. Trois ans plus tard, un comité planifie l’érection. L’administra­tion de la Ville convient d’un espace à lui accorder. Mais dans les milieux conservate­urs et ultra-catholique­s, on s’y oppose. Une pétition voit le jour pour en empêcher la réalisatio­n. Les opposants déclarent que Chénier est un esprit rebelle, que cette sculpture est de nature à fausser la soumission des Canadiens au régime monarchiqu­e en place, qu’elle rend hommage à un esprit factieux.

Mais Chénier était perçu comme un vrai héros populaire. Selon les mots du poète Louis Fréchette, « sa mort nous a conquis notre place au soleil », tout en indiquant qu’à sa mort son cadavre s’était trouvé mutilé, sans raison, par vengeance. « Chénier a une gloire réelle, confirme l’historien Yvan Lamonde, mais l’attention qu’on a voulu lui accorder est inversemen­t proportion­nelle à son mérite. »

L’anti-Macdonald

À ceux qui s’opposent à ce monument, le journal Le Réveil répond qu’il est consacré à une figure contraire de celui qu’on vient d’offrir à John A. Macdonald. Que les opposants au monument de Chénier

se taisent, clame le journal, « ou bien nous demanderon­s pourquoi on nous impose sur une place publique la statue d’un politicien dont les états de service se mesurent aux crocs-en-jambe donnés à la justice, à l’honnêteté et au respect des conviction­s de chacun ».

Le fils de Louis-Joseph Papineau, Amédée, souscrit au monument Chénier. Il offre 100 $. Pour le fils du chef patriote, cette statue de Chénier est à situer en opposition à Macdonald. Selon lui, l’oligarchie qui gouverne aujourd’hui le Canada « veut faire payer l’existence de la statue de Chénier », mais admet « en franchise la statue de son idole sir John A. Macdonald, le fondateur de cette oligarchie ». De l’avis de cet écrivain qui fut un témoin de l’action de son illustre père, les dirigeants qui s’opposent à l’idée de rendre hommage à Chénier « profitent des luttes et des sacrifices de 1837-1840 […] ; de cette révolution qu’ils ont si bien pervertie pour leurs fins égoïstes et corruptric­es. »

La Ville de Montréal indique sur son site que le monument Chénier est l’oeuvre d’Alfonso Pelzer, un artiste allemand qui, comme plusieurs autres, arrive aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. D’autres sites indiquent qu’il est français. On ne lui connaîtrai­t aucune réalisatio­n à son nom, précise encore la Ville, sinon une statue du président Abraham Lincoln, figure de l’anti-esclavagis­me.

Des documents d’époque indiquent que le monument, présenté au Comité Chénier en 1894, est plutôt le fait du sculpteur canadien Louis-Philippe Hébert. L’atelier de ce dernier, érigé par le père d’Henri Bourassa, fondateur du Devoir, se trouvait tout près du square Viger, là où le bronze fut installé après qu’il eut d’abord été question de lui trouver une place dans ce qu’on désigne désormais sous le nom du parc La Fontaine.

Sur le socle de granit brun de la statue, on devait écrire : « Vive la liberté ! » On y lit aujourd’hui « 1837-1895 Chénier ». Il devait être inauguré au jour de fête qu’est le 24 juin, mais le fut finalement le 24 août, devant 2000 personnes réunies sous la pluie. Elles finirent par se retrouver au Monument national, rue SaintLaure­nt, pour entendre des discours, dont celui de l’homme politique ontarien James David Edgar, un défenseur du français au Canada, venu exprimer en anglais son appui à Chénier : « Je suis venu ici, en ce jour pour dire que la mémoire du patriote qui a versé son sang pour la cause de la liberté est digne d’être honorée par tous ceux qui partagent les bienfaits de cette liberté. »

De l’avis de feu Amédée Papineau, les dirigeants qui s’opposent à l’idée de rendre hommage à Chénier « profitent des luttes et des sacrifices de 1837-1840 […]. »

 ?? JEAN-FRANÇOIS NADEAU ?? Le socle du monument à Chénier est entreposé sur la rue Young, dans Griffintow­n, selon la Ville. Or, c’est plutôt dans une rue adjacente que Le Devoir l’a retrouvé, non pas entreposé avec soins, mais gisant tout bonnement au fond d’un terrain vague.
JEAN-FRANÇOIS NADEAU Le socle du monument à Chénier est entreposé sur la rue Young, dans Griffintow­n, selon la Ville. Or, c’est plutôt dans une rue adjacente que Le Devoir l’a retrouvé, non pas entreposé avec soins, mais gisant tout bonnement au fond d’un terrain vague.

Newspapers in French

Newspapers from Canada