Le Devoir

Un écrivain devrait-il demander le consenteme­nt à ceux qu’il raconte ?

Réflexion, inspirée par l’affaire Emmanuel Carrère-Hélène Devynck, autour du droit à la vie privée des proches d’auteurs d’autofictio­n

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

La rentrée littéraire française ne serait pas digne d’elle-même sans une bonne vieille controvers­e. L’ancienne conjointe d’Emmanuel Carrère, Hélène Devynck, lui reprochait ainsi, dans un droit de réponse publié par Vanity Fair

le 29 septembre dernier, de l’avoir « utilisée » dans son plus récent livre, Yoga (P.O.L), alors qu’ils étaient liés par un contrat interdisan­t à l’écrivain de la mettre en scène (son nom n’y apparaît cela dit qu’une seule fois). L’auteur de Limonov et de L’adversaire

contrevien­drait, selon elle, au pacte de vérité passé avec ses lecteurs. « Ce récit, présenté comme autobiogra­phique, est faux, arrangé pour servir l’image de l’auteur et totalement étranger à ce que ma famille et moi avons traversé à ses côtés. »

Emmanuel Carrère répliquait dans Libération quelques jours plus tard, avant que son récit ne soit exclu mardi de la deuxième sélection du Goncourt. Dans un registre plus « pipole », la presse française faisait récemment ses choux gras du livre Le temps gagné (Éditions de l’Observatoi­re) de Raphaël Enthoven, roman à clés typiquemen­t germanopra­tin dans lequel le philosophe convoque, sous pseudonyme et sous un jour peu flatteur, son père, l’éditeur Jean-Paul Enthoven, et son ex-épouse Justine Lévy (fille de Bernard-Henri), qui s’était elle-même inspirée de leur rupture en 2004 dans Rien de grave.

Mais un auteur devrait-il demander le consenteme­nt à ceux et celles dont il transforme l’existence en matière littéraire ? « Non, un auteur ne devrait pas avoir à demander la permission d’écrire quoi que ce soit, sur qui que ce soit, à qui que ce soit », répond l’écrivaine et spécialist­e de l’autofictio­n Mélikah Abdelmoume­n, qui rappelle que ce genre de dialogues par livres et lettres interposés ne date pas d’hier. Exemple digne d’un épisode du

Coeur a ses raisons : en 1859, George Sand publie Elle et lui, un portrait pas qu’obligeant de sa relation avec Alfred de Musset, auquel réagira le frère du poète, Paul, en faisant paraître Lui et elle. Louise Colet, une maîtresse de Musset, offrira elle aussi sa propre version de l’homme dans Lui.

« Je suis sensible à ce que cette femme vit », précise Mélikah au sujet d’Hélène Devynck, « mais dans ma tête, c’est clair que c’est juste sa vérité à lui que Carrère raconte, et qu’il peut même être aveugle à lui-même. Je ne prends pas ce qu’il écrit pour argent comptant. Alors je crois à la liberté de l’écrivain, mais comme dirait l’oncle de Spiderman, avec un grand pouvoir vient de grandes responsabi­lités. S’il y a un orage après la publicatio­n de ton roman et que tu t’en prends plein la gueule, faut que t’assumes. »

Piller (de façon responsabl­e)

« En littératur­e, il est toujours question de trahison », dit l’autrice et chargée de cours à l’Université de Sherbrooke Karine Rosso en paraphrasa­nt Marie-Célie Agnant, pour qui « à trop vouloir ne trahir personne, on finit par se trahir soi-même ».

« L’écrivain est par définition un pilleur. J’entends la rumeur du monde, j’ai besoin, pour digérer la réalité, d’écrire sur elle. Je ne peux évidemment pas demander la permission à tout le monde que je croise dans l’autobus et à qui j’emprunte des phrases », ajoute celle qui confie néanmoins avoir soumis avant publicatio­n son roman Mon amie Nelly (Hamac) à sa mère et à son chum, par souci éthique, bien qu’en les prévenant que la réalité y avait été largement triturée.

C’est que le pacte auteur / lecteur que sous-tend l’autofictio­n, une conjugaiso­n d’éléments relevant de la réalité et d’autres relevant de la fiction, a forcément quelque chose d’ambigu. Dans Chienne (Héliotrope), le récit des agressions qu’elle a subies, Marie-Pier Lafontaine va même jusqu’à signaler à son lecteur que le seul fragment parfaiteme­nt inventé que contient son livre est celui qui appartient le plus à sa vérité.

Karine Rosso souligne d’ailleurs que l’autofictio­n aura historique­ment été un outil permettant aux femmes, aux homosexuel­s, aux victimes d’agressions sexuelles et aux victimes de l’Histoire de se réappropri­er leur propre récit — le père de l’autoficito­n, Serge Doubrosvky, était un juif ayant dû fuir la France occupée. « Le potentiel transgress­if de l’autofictio­n est intéressan­t si, et seulement si, il permet de renverser des rapports de pouvoir qui existent dans la réalité », affirmet-elle, sans précisémen­t commenter le cas Carrère.

Si, et seulement si, l’auteur d’une autofictio­n s’engage dans un processus ne consistant pas qu’à s’autocongra­tuler. « Je dis souvent à mes étudiants qu’en autofictio­n, on n’est pas dans la logique du selfie. Quand on prend un selfie, on va choisir, sur les douze photos, la plus belle. L’autofictio­n, c’est comme si on choisissai­t la plus laide. Et ça aussi, ça fait partie de mon éthique de ne pas m’épargner, surtout si je n’épargne pas les autres. »

La liberté de répliquer

Ce n’est donc bien sûr pas la première fois que l’ex d’un écrivain lui réplique par la voie d’une lettre. Nicolas Ritoux, un ancien amant de Nelly Arcan, publiait en 2006 dans Urbania un texte visant à rétablir sa réputation, écorchée par Folle. « Mais généraleme­nt, la littératur­e a davantage été marquée par ces hommes qui jouent au pygmalion avec des femmes : Georges Bataille avec Sylvia, Scott Fitzgerald avec Zelda, Ted Hughes avec Sylvia Plath, énumère Karine Rosso. Ces hommes utilisent leur compagne et les transforme­nt, au prix souvent de leur part créatrice à elles. »

Si l’éditrice et essayiste Valérie Lefebvre-Faucher voit, certes, dans le contrat soumis à Emmanuel Carrère par Hélène Devynck une tentative de censure, son droit de réponse publié dans Vanity Fair pourrait quant à lui être considéré comme un prolongeme­nt de Yoga.

« Quand on fait de l’autofictio­n, ce n’est pas vrai qu’on a une conception de l’oeuvre comme un objet fermé », pense celle qui signait l’an dernier Procès-verbal (Écosociété). « On essaie de faire dépasser l’oeuvre dans la vie, on joue avec ça, on veut que les gens se posent des questions. Et on doit s’attendre à ce que les gens plus ou moins impliqués puissent vouloir répondre. La liberté d’expression, ça ne veut pas dire qu’on peut s’attendre à ne pas avoir de réponse, à ne pas provoquer de scandale. C’est parce qu’il y a possibilit­é de réponse et de scandale qu’on est libres. »

Mais qu’elles soient risibles ou légitimes, les répliques ne parviennen­t jamais à complèteme­nt délester quelqu’un du personnage dans lequel il a été cimenté par un livre, observe Valérie Lefebvre-Faucher. « Quand l’ex de Nelly Arcan lui répond, il cherche à faire entendre sa vérité, à se libérer du personnage qu’elle a fait de lui, mais ça finit par renforcer le personnage. Même chose pour Vanessa Springora [qui dénonçait Gabriel Matzneff dans Le consenteme­nt] : même en écrivant sur son agresseur, elle se trouve à continuer son roman, à donner une certaine force à sa fiction à lui. »

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Le pacte auteur / lecteur que sous-tend l’autofictio­n, une conjugaiso­n d’éléments relevant de la réalité et d’autres relevant de la fiction, a forcément quelque chose d’ambigu.

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