Le Devoir

40 ans et encore au micro, irrésistib­le

Radha Blank raconte sa vie de femme noire en quête d’expression dans un film irrésistib­le

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Dans une autre vie, Radha s’est vu décerner un prix collectif célébrant 30 dramaturge­s de 30 ans ou moins « en émergence ». Depuis, cette femme noire en quête d’expression cherche encore la surface. Entre un meilleur ami agent qui insiste pour l’acoquiner à un puissant producteur blanc qui aime s’autocongra­tuler en mettant en scène la misère afro-américaine et une classe d’étudiants en théâtre en perpétuel émoi, Radha en a plein les bras. À présent âgée de 39 ans, presque 40, elle sent plus que jamais monter en elle l’urgence de raconter, de se raconter. Mais comment ? The 40Year-Old Version (40 ans et encore au micro en V.F.), film en bonne partie autobiogra­phique écrit, réalisé, coproduit et interprété par Radha Blank, répond avec humour, franchise et acuité à cette question moins simple qu’elle n’y paraît.

À l’adolescenc­e, soit bien avant de s’intéresser au théâtre, Radha, le personnage, avait un don pour composer des rimes, qu’elle transforma­it aussitôt en raps accrocheur­s. Poussée non pas par la nostalgie, mais par une sorte d’instinct enfoui, la voici qui s’y remet avec l’aide de D, un créateur de beats. Ce, à la grande stupeur de son entourage.

Or, en plus de ses maints tracas quotidiens, Radha a un autre problème : elle-même. En cela qu’elle a une très nette tendance à l’autosabota­ge — une propension qui donne lieu à des scènes aussi hilarantes qu’inconforta­bles. En revanche, Radha possède la qualité de ce défaut puisqu’elle n’a pas son pareil pour se relever — une dispositio­n qui donne lieu cette fois à des scènes aussi chaleureus­es qu’euphorisan­tes.

Une autre perspectiv­e

Sorte de longue tranche de vie, qui aurait certes pu être un brin raccourcie, mais c’est à peu près là le seul défaut du film, The 40-Year-Old Version se révèle irrésistib­le de bout en bout. Et c’est justement beaucoup grâce à la manière dont Radha Blank a écrit et joue son propre rôle, tout nuancé de fiction soit-il.

Elle porte le film avec un naturel magnifique, entre drôlerie et impatience qui couve, qu’elle soit en classe avec ses étudiants dépourvus de filtre, chez son ami et agent qui la houspille et la réconforte tout à la fois, ou encore dans une soirée de mécènes blancs exhibant comme le fin du fin de la conscience sociale leur compréhens­ion limitée de l’expérience noire.

À cet égard, la cinéaste a énormément à dire sur cette perception, laissant entendre que, dans une culture populaire dominée par des institutio­ns blanches et des producteur­s blancs (elle en brosse une satire succulente), le vécu noir se résume volontiers à des récits stéréotypé­s de misère humaine : ce qu’on appelle désormais communémen­t la « poverty porn » (pornograph­ie de la pauvreté). Cette désignatio­n revient dans le film comme un motif et est en outre le titre d’un rap puissant que Radha livre à un D interloqué dans le bon sens (« If you wanna get on / You better write me some poverty porn »

« Yo, it’s poverty porn / You regular Blacks are just such a yawn »). Dans le même ordre d’idées : lorsque Radha lance à une étudiante revêche qu’elle peut quitter le cours quand elle le souhaite, qu’elle n’est pas dans le film Dangerous Minds (Mentalité dangereuse),

toute la classe comprend la référence sans qu’il soit nécessaire d’expliciter qu’il s’agit d’un énième film hollywoodi­en célébrant l’archétype du sauveur blanc.

Pour autant, une foule de considérat­ions additionne­lles courent en filigrane : l’incapacité de Radha à revenir sur le décès récent de sa mère, un corps qu’elle voudrait plus mince, le dilemme éthique résultant de la possibilit­é de voir une pièce produite moyennant des changement­s tenant de la dénaturati­on, etc. Tout est intégré et développé avec finesse, sans appuyer.

Soutien admirable

Tourné en noir et blanc dans un style nerveux (mais jamais frénétique), en phase avec l’angoisse profession­nelle et existentie­lle qui étreint une protagonis­te qui se contrôle à grand-peine, et encore,

The 40-Year-Old Version a reçu le prix de la meilleure mise en scène à Sundance.

À signaler également : le travail admirable d’une distributi­on de soutien judicieuse­ment choisie. Dans le rôle d’Archie, l’agent et meilleur ami de Radha, Peter Kim est tout spécialeme­nt savoureux.

Urgence de raconter, de se raconter… Comment y arriver ? À terme, Radha Blank a imaginé un très beau parcours pour son héroïne/alter ego avant que celle-ci soit en mesure de répondre à la question de départ. En faisant son film, Radha Blank a quant à elle résolu le mystère dans sa propre vie. The 40Year-Old Version est une merveille, il n’y a pas d’autre mot.

40 ans et encore au micro (V.F. de The 40-Year-Old Version) ★★★★ 1/2

Comédie dramatique de Radha Blank. Avec Radha Blank, Peter Kim, Oswin Benjamin, Imani Lewis. États-Unis, 2020, 124 minutes. Sur Netflix, dès le 9 octobre.

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 ?? JEONG PARK / NETFLIX ?? Radha Blank a énormément à dire sur le vécu noir dans une culture populaire dominée par des institutio­ns blanches et des producteur­s blancs, qui se résume volontiers à des récits stéréotypé­s de misère humaine.
JEONG PARK / NETFLIX Radha Blank a énormément à dire sur le vécu noir dans une culture populaire dominée par des institutio­ns blanches et des producteur­s blancs, qui se résume volontiers à des récits stéréotypé­s de misère humaine.

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