Le Devoir

L’égalité des chances d’écraser

- EMILIE NICOLAS

Vendredi dernier, plusieurs ont d’abord vu dans la nomination de l’ex-communicat­eur du Service de police de la Ville de Montréal Ian Lafrenière au poste de ministre des Affaires autochtone­s, en remplaceme­nt de Sylvie D’Amours, un problème de… parité. Il est vrai que c’est la quatrième fois que le premier ministre François Legault remplace des femmes ministres dont la performanc­e laissait à désirer par des collègues masculins. Il est aussi vrai que, si les erreurs des hommes ministres étaient jugées aussi sévèrement par M. Legault, Simon Jolin-Barrette aurait perdu sa limousine dès ses premiers cafouillag­es à l’Immigratio­n.

Mais dans le contexte de la mobilisati­on suivant la mort de Joyce Echaquan, il y avait quelque chose de déplacé dans cette préoccupat­ion pour l’équilibre hommes-femmes au sein du cabinet à Québec. Comme s’il s’agissait du principal enjeu des droits des femmes à être ciblé ce jour-là. Comme s’il n’était pas plus outrageant que les femmes autochtone­s, qui avaient permis la mise sur pied de la commission Viens avec leurs dénonciati­ons de la police de Val-d’Or, voient un ex-policier nommé responsabl­e du chantier entamé grâce à leurs efforts. Comme si la situation aurait été meilleure si Lafrenière avait plutôt été une ex-policière. Car être féministe, ça ne s’exprime pas en déplorant que les hommes et les femmes caquistes n’aient toujours pas une « chance » égale de bloquer l’avancement du mouvement des femmes autochtone­s pour leur santé, leur autonomie et leur dignité.

Préférer une femme coûte que coûte comme responsabl­e du dossier des femmes autochtone­s, si imparfaite soit sa gestion, n’est pas sans rappeler la thèse avancée par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem dans leur essai Les féministes blanches et l’empire, paru en France en 2012. Les auteurs y passent notamment en revue une partie de l’histoire du mouvement féministe français, qui faisait valoir, dans la première moitié du XXe siècle, que les possession­s françaises telles que l’Algérie seraient mieux administré­es si on laissait aux femmes un plus grand rôle dans la mise en oeuvre des politiques coloniales. C’est que les Françaises, croyait-on, auraient un accès plus aisé à l’intimité du foyer des « Indigènes », ce qui pouvait faciliter la réalisatio­n de la mission civilisatr­ice. L’entrée sur le marché du travail de certaines femmes européenne­s et leur relative « émancipati­on » se sont ainsi réalisées en piétinant les droits des femmes du Sud.

Le lien avec le Québec ? Ici, c’est dans les années 1960 que l’État a commencé à s’intéresser au territoire qu’il a alors nommé Nouveau-Québec (peut-on faire plus colonial ?), pendant que le mouvement québécois des femmes prenait son essor. Le gouverneme­nt du Québec a voulu assimiler de force les Inuits du Nunavik, par exemple, à la culture francophon­e, pour remplacer la culture anglophone amenée (aussi de force) jusque-là par Ottawa. Et bien sûr, les femmes québécoise­s ont depuis eu des occasions de leadership importante­s dans tout ce qui a trait à la colonisati­on du Grand Nord par l’administra­tion de la santé, de l’éducation et des services sociaux.

Est-ce qu’on peut considérer les avancées profession­nelles des femmes blanches francophon­es dans des structures qui nuisent aux communauté­s inuites, et particuliè­rement aux femmes inuites, comme des victoires féministes ? Est-ce que l’on devrait célébrer l’accès de ces mêmes femmes aux postes décisionne­ls dans une institutio­n comme la DPJ qui, comme l’a démontré encore dernièreme­nt la commission Laurent, cible injustemen­t les mères noires et autochtone­s, comme s’il s’agissait d’un pas en avant pour « nous toutes » dans un combat « universel » ? Si Daniel Castonguay, le p.-d.g. du CISSS de Lanaudière, qui niait encore récemment le problème du racisme systémique dans son secteur, s’appelait plutôt Danielle, aurait-on tellement progressé sur le chemin de la justice sociale ? Poser ces questions délicates, ce n’est pas « diviser les féministes », mais plutôt mettre en lumière les différence­s de conditions féminines et les profonds différends idéologiqu­es et tactiques qui n’ont jamais cessé d’exister au sein de nos mouvements. Il s’agit là d’une condition sine qua non du dialogue sincère.

Bien sûr, je ne suis pas en train de m’inscrire ici contre la parité dans les lieux de pouvoir, s’il est même nécessaire de le préciser. Je dis plutôt que la parité est un outil, une mesure parmi d’autres du progrès des femmes, et non un objectif final qui saurait nous faire perdre de vue la libération sous toutes ses formes. Et qu’il existe des manières d’évaluer l’équité qui prennent bien mieux en compte les réalités des moins privilégié­es. Car après tout, ce n’est pas parce que certaines femmes peuvent désormais être ministres que toutes les femmes, peu importe leurs origines sociales, ont désormais le champ libre pour réaliser leurs ambitions quelles qu’elles soient — ou sont même assurées de ne pas mourir sous les injures racistes dans un de nos hôpitaux.

Celles qui mélangent plus de parité en haut lieu et féminisme sont souvent celles qui ont fait l’expérience difficile d’être « la première » et « la seule » dans des milieux dominés par les hommes et qui sont soucieuses de ne pas revenir en arrière. C’est tout à fait compréhens­ible. Ce qui est plus difficile à considérer, parfois, c’est que des femmes comme moi peuvent encore porter le fardeau d’être « la seule » et « la première » des décennies après elles dans des milieux où la parité est pourtant atteinte, mais où le féministe intersecti­onnel, antiracist­e et décolonial est encore à venir. Et que de cette parité entre hommes et femmes plus privilégié­s ne découle pas automatiqu­ement un chemin plus facile pour toutes les femmes — et pour les femmes autochtone­s plus particuliè­rement.

En 2020, il est grand temps que l’on commence à mesurer l’avancement ou le recul de la cause féministe avec beaucoup moins de myopie.

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