Le Devoir

Le blues de la Silicon Valley

Découragés par le coût de la vie élevé, le manque de services et l’aggravatio­n des incendies de forêt dans la région, de plus en plus de travailleu­rs songent à quitter la technopole

- ÉRIC DESROSIERS Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalism­e internatio­nal Transat-Le Devoir.

Censés pourtant être les gagnants de la nouvelle économie, les travailleu­rs de la Silicon Valley regardent de plus en plus ailleurs.

Les rues de Cupertino, dans la Silicon Valley, sont plus mortes encore que celles du centre-ville de San Francisco, à une demi-heure de route, où les règles de confinemen­t et de distanciat­ion sociale n’ont pourtant presque pas été assouplies depuis le début de la pandémie de COVID-19. Les seules âmes qui vivent semblent être ces quelques agents de sécurité indolents chargés d’interdire aux passants l’entrée à l’Apple Park, le nouveau centre d’opération de la célèbre multinatio­nale, un gigantesqu­e anneau futuriste de 260 000 m2 de plancher construit au coût de 5 milliards de dollars américains et dont les 12 000 occupants habituels sont tous astreints au télétravai­l. C’est tout aussi tranquille à quelques encablures plus à l’ouest, à Menlo Park, au siège social de Facebook, et à peine plus actif à Mountain View, où quelques ouvriers poursuiven­t l’érection des nouvelles annexes au Googleplex, d’immenses chapiteaux faits de murs de verre et de toiles métallique­s.

Difficile d’imaginer que ces « campus » endormis, plantés au milieu de banales maisons de banlieue, puissent être les puissants moteurs économique­s que l’on sait. Pourtant, avec leur écosystème si particulie­r constitué de milliers de grandes et petites entreprise­s spécialisé­es en technologi­e, de centres universita­ires et de recherche exceptionn­els qui leur assurent un flot continu de nouveaux talents et d’une réserve presque inépuisabl­e d’investisse­urs aux poches profondes, San Francisco et l’ensemble des municipali­tés qui, aux côtés de San José, constituen­t la Silicon Valley, se sont imposés comme le symbole par excellence de la force d’innovation et de l’entreprene­uriat américain.

Loin de s’essouffler, cette machine à inventer et à gagner de l’argent avait connu sa meilleure décennie avant que ne survienne un certain coronaviru­s, avec neuf années de croissance ininterrom­pue de l’emploi, dont 50 % dans les secteurs technologi­que et biotechnol­ogique. L’explosion, avec la pandémie, du commerce en ligne, du télétravai­l et de la recherche de traitement­s contre la maladie ont continué, les derniers mois, d’y propulser les ventes, les profits et la valeur des compagnies en Bourse, observe Russell Hancock, président et chef de la direction de Joint Venture Silicon Valley, un centre de recherche à San José.

Et pourtant, il n’est pas sûr que tous les travailleu­rs qui surfent sur cette vague de prospérité depuis des années reviendron­t dans la Silicon Valley lorsque cela leur sera permis.

Le temps de partir

Les derniers mois de confinemen­t ont fait réaliser à Lori Kaiser que le moment de partir de San Francisco était venu. Consultant­e en biotechnol­ogie pour une firme de Boston, la célibatair­e d’une cinquantai­ne d’années en a eu assez du petit appartemen­t qu’elle habitait depuis 16 ans. Elle savait que, même avec ses revenus relativeme­nt importants, elle n’aurait pas les moyens de s’offrir plus grand. « Comme je suis normalemen­t sur la route 50 % du temps, je ne m’étais pas rendu compte que tous mes amis étaient déjà partis », dit-elle.

À la fin du mois dernier, elle a déménagé à Bend, en Oregon, une ville de lacs et de montagnes à la mode chez les Californie­ns où elle a trouvé, à une heure et demie de vol au nord de San Francisco, la maison de ses rêves et un aéroport qui lui permettra d’aller et venir aussi souvent que nécessaire entre la côte ouest et le reste du pays. Le télétravai­l fera le reste. « J’y ai même retrouvé des amis de San Francisco que j’avais perdus. »

La goutte qui a fait le déborder le vase de Hugh Levaux a été la recherche d’une école secondaire pour sa petite dernière. Chef d’une entreprise technologi­que d’origine belge et Californie­n d’adoption depuis 25 ans, le père d’une famille de trois enfants marié à une Californie­nne habitait jusque-là les beaux quartiers d’Oakland. Estimant les écoles publiques « terribles » et ne se faisant pas à l’idée de payer plus de 30 000 $ par année en droits de scolarité pour une école privée, il a fait déménager sa famille, il y a deux ans, dans la ville de Park City, dans l’Utah.

Situé juste à côté de Salt Lake City, et bien connu pour ses pentes de ski et son festival du film indépendan­t de Sundance, l’endroit lui a offert instantané­ment les écoles qu’il cherchait, un environnem­ent de vie plus agréable, des taxes beaucoup plus basses, la fin des bouchons de circulatio­n, ainsi qu’une main-d’oeuvre qualifiée moins coûteuse. Comme Lori Kaiser, Hugh Levaux a largement recours au télétravai­l et à l’aéroport local.

Se disant plus attaché aux valeurs individual­istes et conservatr­ices qu’on ne l’est généraleme­nt à San Francisco, l’ingénieur aime aussi le fait d’avoir trouvé un climat social moins étouffant auprès de voisins et d’amis généraleme­nt progressis­tes, mais plus ouverts à une diversité d’opinions. « Je dirais qu’au moins le tiers des maisons de mon quartier sont habitées par des gens qui sont arrivés de la Californie au cours des cinq dernières années. »

Plusieurs de ceux qui disent euxmêmes faire partie des gagnants de la Silicon Valley confient volontiers, sinon leur exaspérati­on, du moins leur lassitude devant les coûts prohibitif­s du logement, l’explosion du nombre de sans-abri dans les rues, l’aggravatio­n de la saison des feux de forêt et les impôts trop élevés pour les services rendus. « Qui a envie de payer des millions pour une maison quand, au coin de la rue, c’est Zombieland ? » demande l’un d’eux, sous le sceau de la confidenti­alité. « Ça ne me dérange pas de payer plus d’impôts que partout ailleurs au pays si on obtient des services en échange, dit une autre. Mais si cela ne paye pas pour des services de garde, des écoles de qualité, des soins de santé pour tous ou même seulement des rues où il n’y a pas de pauvres gens qui dorment sur les trottoirs, ça ne va pas. »

Un lieu dématérial­isé ?

Il n’est pas impossible que plusieurs travailleu­rs de la Silicon Valley manquent à l’appel lorsque la crise de la COVID-19 sera passée, constate Russell Hancock. Jusque-là, cela faisait déjà quatre ans que plus de gens quittaient la région qu’il n’en arrivait, et que le phénomène s’accélérait. Mais avec les mesures de confinemen­t, il se peut fort bien que les entreprise­s et leurs employés soient en train de découvrir les vertus du télétravai­l et que cette désertion prenne une tout autre ampleur.

Twitter a déjà annoncé que ses employés ne seront plus jamais obligés de travailler dans ses bureaux de la rue Market à San Francisco. Quant à Apple, à Google et aux autres géants de la Silicon Valley qui ont compté pour l’essentiel des emplois créés dans la technopole ces dernières années, « je crois qu’ils ne savent pas encore ce qu’ils vont faire après la crise, dit Russell Hancock. Mais il est tout à fait possible qu’ils décident, eux aussi, de permettre à leurs employés de travailler d’où ils veulent ».

Difficile pour le moment de dire quelle conséquenc­e cela aura sur l’avenir à long terme de la Silicon Valley, dit l’expert. Si le phénomène reste modeste, cela contribuer­a peut-être seulement à réduire les problèmes du prix des logements et des embouteill­ages. S’il est de grande ampleur, peut-être conduira-t-il « à un vaste étalement géographiq­ue de la Silicon Valley, où cette dernière deviendrai­t moins un lieu qu’un état d’esprit tourné vers l’innovation et l’entreprene­uriat ». « Mais je crois que la région conservera encore longtemps cet avantage unique d’offrir une concentrat­ion exceptionn­elle d’entreprise­s, de talents, de centres de savoirs, d’argent et de qualité de vie. »

Qui a envie de payer des millions pour une maison quand, au coin de la » rue, c’est Zombieland ?

HUGH LEVAUX

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JEFF CHIU ASSOCIATED PRESS Il n’est pas impossible que plusieurs travailleu­rs de la Silicon Valley manquent à l’appel lorsque la crise de la COVID-19 sera passée. Jusquelà, cela faisait déjà quatre ans que plus de gens quittaient la région qu’il n’en arrivait, et que le phénomène s’accélérait. Mais avec les mesures de confinemen­t, il se peut fort bien que les entreprise­s et leurs employés soient en train de découvrir les vertus du télétravai­l et que cette désertion prenne une tout autre ampleur.

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