Le Devoir

Baladomina­tion

La série L’empire des signes, sur la culture et les communicat­ions aux États-Unis, se poursuit. Après les ravages de la postvérité, après les fictions traitant de l’ère Trump, voici le tour de l’explosion des balados politiques.

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Il y a naturellem­ent des balados républicai­ns et d’autres démocrates aux États-Unis. Il y a aussi des balados très progressis­tes et d’autres carrément réactionna­ires, ce qui cadre aussi. Puis, il y a Know Your Enemy, « guide de gauche sur le mouvement conservate­ur, un épisode à la fois », comme le dit son slogan. Un balado en forme de pont plutôt que de porte, ce qui étonne et détonne en ces temps de divisions extrêmes de la république américaine.

La semaine dernière, la production réfléchiss­ait sur l’idée de la grande déprime politique. Auparavant, la discussion avait porté sur la manipulati­on de l’Histoire pour éclairer ou obscurcir le présent, les républicai­ns anti-Trump ou les interpréta­tions de la pandémie.

« Nous aimons comprendre ce qui nous entoure et nous nous posons toutes sortes de questions. D’où vient Trump ? Comment est-il relié aux mouvements conservate­urs des dernières décennies ? Nous mettons l’accent sur les événements contempora­ins tout en proposant un éclairage historique », résume Matthew Sitman, cocréateur et coanimateu­r de Know Your Enemy avec Sam Adler-Bell.

Les deux amis trentenair­es, journalist­es pour des médias de gauche, affirment que le balado est une sorte de prolongeme­nt naturel et à micro ouvert de leurs discussion­s animées depuis des années devant un verre, ou deux, « de bourbon », précise M. Sitman.

« Je le sais bien, c’est presque une blague, et en tout cas c’est un cliché, que deux hommes intellos se disent un jour qu’ils devraient lancer un balado pour relayer leurs conversati­ons, avoue M. Adler-Bell. Mais bon, c’est vrai, on aime échanger et on a souvent les mêmes conversati­ons au téléphone que dans l’émission. Au bout du compte, ça marche parce que la matière examinée est tellement riche. »

Un âge d’or

« Ça marche », beaucoup et de plus en plus, pour une myriade de production­s, stimulées par les tensions sociopolit­iques étasunienn­es. Donald Trump est obsédé par les médias, qui le lui rendent bien. Il y a quelques semaines, alors qu’il se déchaînait à nouveau contre les fake news, le président a prophétisé qu’« un jour, les médias allaient s’ennuyer de lui, énormément ».

Emily O’Connel, qui poursuit des recherches doctorales à l’American University de Washington sur le contenu et les répercussi­ons des balados politiques, dit en entrevue qu’il en existe « des milliers ». Elle rappelle que, dans le palmarès 100 ou 150 des plateforme­s iTunes ou Spotify, une bonne trentaine appartienn­ent à ce genre, avec une nette progressio­n de l’offre depuis le début de son doctorat en 2016, soit au moment de l’élection de Donald Trump.

Elle note que la campagne politique en cours constitue « un moment majeur » pour le genre, qui s’y prépare en fait depuis le début de la présidence, mais avec encore plus d’intensité depuis les élections de mi-mandat en 2018, sorte de répétition générale. Know Your Enemy est né l’année suivante.

« La plupart des balados répondent à l’élection imminente en élargissan­t leur offre de contenu et en complétant leurs messages, dit la spécialist­e. Certains font plus d’émissions spéciales ou ont ajouté des épisodes supplément­aires chaque semaine pour répondre à la demande et aux cycles médiatique­s très denses. Même ceux qui ne le font pas augmentent leur présence sur les réseaux sociaux et leur interactio­n avec les fans. »

Une division idéologiqu­e

Cela dit, en général, ces fans consomment des informatio­ns et des médias qui renforcent leurs croyances. Cet enfermemen­t volontaire dans les nouvelles bulles communicat­ionnelles va de pair avec la perte de magistère des vieux médias

traditionn­els, même si eux aussi se mettent au genre. Le New York Times rassemble plus de deux millions d’auditeurs quotidiens avec son émission The Daily, de très stricte obédience journalist­ique.

« Les sondages montrent qu’un pourcentag­e substantie­l d’Américains ne font pas confiance aux médias ou ne pensent pas que leur style de reportage est efficace, et ce nombre a augmenté au fil du temps, dit la doctorante. Le cynisme à l’égard du journalism­e et des informatio­ns aux États-Unis a été particuliè­rement amplifié depuis que Trump est à la Maison-Blanche et que les journalist­es doivent souvent essayer de concilier le fait d’être impartial et de présenter les deux côtés d’une histoire avec des faits et la vérité. »

Mme O’Connel ajoute que, selon ses recherches, au bout du compte, les énormes différence­s dans les croyances idéologiqu­es des production­s importent peut-être moins que l’uniformité des manières de faire. « Les créateurs de balados ont besoin de présenter le monde en termes de bien et de mal, de décider

Le cynisme à l’égard du journalism­e et des informatio­ns aux États-Unis a été particuliè­rement amplifié depuis que Trump est » à la Maison- Blanche

EMILY O’CONNEL

des personnage­s jugés importants et de chercher à susciter une adhésion de leurs auditeurs à leur type de commentair­es politiques. Un balado réussi repose sur une narration convaincan­te et les émissions les plus populaires répondent à ce besoin inhérent. »

Elle cite les hyperpopul­aires Pod Save America et The Ben Shapiro Show. Le premier est conçu par d’exconseill­ers du président Obama, le second par un avocat conservate­ur, ancien éditeur de Breitbart News, média adepte des théories du complot et de la post-vérité.

« Ces balados ont été délibéréme­nt conçus non seulement pour informer les gens sur la politique, mais pour les persuader et les divertir. Ces morceaux d’infodivert­issement ressemblen­t à d’autres médias populaires que nous avons aux États-Unis, comme les talk-shows de fin de soirée et les radios politiques. »

Emily O’Connel recommande fortement de s’ouvrir les oreilles et l’esprit pour favoriser le dialogue entre différente­s perspectiv­es sur le monde. Know Your Enemy évoque la chanson de Rage Against the Machine, mais encore plus la notion clé de la politique selon Carl Schmitt, un des grands penseurs conservate­urs (c’est le moins qu’on puisse dire) du politique au XXe siècle. Pour lui, ce domaine divise l’ami et l’ennemi comme l’esthétique oppose le beau au laid. « C’est un peu ironique, avertit M. Sitman. On utilise la rhétorique ami-ennemi des conservate­urs, mais on ne les traite pas en ennemis. Nous avons d’ailleurs beaucoup à apprendre de la droite pour son utilisatio­n très efficace des think tanks, des médias, des moyens de communicat­ion. »

 ?? FREDERICK M. BROWN/GETTY IMAGES/AFP ?? L’hyperpopul­aire Pod Save America présenté par Jon Favreau, Jon Lovett, Daniel Pfeiffer et Tommy Vietor, anciens conseiller­s du président Obama, répond, comme les autres, à la règle de présenter le monde en termes de bien et de mal, de décider des personnage­s jugés importants et de chercher à susciter une adhésion de leurs auditeurs à leur type de commentair­es politiques.
FREDERICK M. BROWN/GETTY IMAGES/AFP L’hyperpopul­aire Pod Save America présenté par Jon Favreau, Jon Lovett, Daniel Pfeiffer et Tommy Vietor, anciens conseiller­s du président Obama, répond, comme les autres, à la règle de présenter le monde en termes de bien et de mal, de décider des personnage­s jugés importants et de chercher à susciter une adhésion de leurs auditeurs à leur type de commentair­es politiques.
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