Le Devoir

Les doutes de Woodkid, version science-fiction

Sept ans après le succès de The Golden Age, le réalisateu­r et musicien français revient à la scène avec un disque ambitieux, mais fragile

- MUSIQUE PHILIPPE RENAUD COLLABORAT­EUR

« C’est un bon moment dans l’histoire de l’humanité pour sortir un album, non ? » Un détail à propos de Yoann Lemoine, mieux connu sous son nom d’artiste Woodkid : le type a de l’humour, ce qui mérite d’être souligné, car à écouter ses disques, on le croirait plutôt de nature tristounet­te. De l’électro-pop mélodramat­ique, la voix au bord des larmes, les violons sanglotant­s, c’était le cas sur The Golden Age paru il y a sept ans, ce l’est encore à l’écoute de l’album-concept S16 qui paraîtra vendredi prochain.

« Aaah… L’album-concept. Le fameux mot que la presse adore ! » lâche Yoann, sourire en coin. Jugez par vous-même : en amont de la sortie de ce second disque, Lemoine et son équipe ont concocté une chasse au trésor virtuelle fournissan­t un contexte narratif à l’album. L’histoire s’appuie sur une compagnie minière nommée Adaptative Minerals (adaptivemi­nerals.com) qui, dans cette science-fiction aux allures de fable écologique, est la seule compagnie au monde à pouvoir exploiter le plein potentiel de ce minerai « polyvalent et mystérieux » qu’est le soufre alternatif — le ph-S16, qui donne son nom à l’album.

« C’est ce qu’on appelle un ARG, un alternate reality game », précise le réalisateu­r (à l’image) et musicien. Un chapelet d’indices cachés sur la Toile, des énigmes que les fans tentent de résoudre collective­ment en partageant leurs pistes sur les réseaux sociaux. « Mon assistant et moi, qui sommes derrière tout ça, on s’amuse beaucoup avec les fans. C’est comme si on se parlait un peu, par moyens interposés. C’est super amusant à faire — il y a une grosse communauté de gens sur [la plateforme de messagerie et babillard numérique] Discord qui sont en action constante sur l’ARG. » Une manière, ajoute Lemoine, de donner à l’avance aux fans quelques clés de compréhens­ion à propos du projet. « Et, qui sait, peut-être même que l’album est déjà en ligne ? » laisse entendre le musicien, à qui nous avions parlé le 17 septembre dernier.

« L’idée est d’ajouter un autre niveau de narration par-dessus mon travail, pour augmenter l’effet de mystère et raconter toutes les histoires que je veux raconter, à travers ça, les chansons et les clips », comme celui de l’extrait Goliath, somptueux et aride, avec une cinématogr­aphie évoquant le travail de Christophe­r Nolan — rappelons, si nécessaire, que Woodkid est arrivé à la musique à travers la réalisatio­n de vidéoclips, et non les moindres, ceux de Katy Perry (Teenage Dream), Lana Del Rey (Blue Jeans, Born to Die) ou encore Taylor Swift (Back to December), entre autres.

Mais revenons-en au concept de l’album-concept : « Pour moi, déjà, par nature, faire un album, c’est un concept. Déjà, simplement choisir l’ordre des chansons et des singles est un concept. Si j’écoutais l’industrie de la musique, je sortirais des singles à droite et à gauche, sans lien. Je pense qu’aujourd’hui, si on choisit de faire un album, il faut forcément qu’il y ait un fil rouge qui relie ces chansons entre elles. »

Ce fil, c’est le doute : « Il y a une idée commune aux chansons, un peu chaque fois la même histoire : ça parle de l’importance, et la beauté, qu’il y a à demander de l’aide lorsqu’on est au plus bas. C’est la morale de ma vie récente — enfin, morale n’est peut-être pas le bon mot. Disons plutôt la lueur d’espoir. La beauté qu’il y a à admettre sa fragilité, son incompéten­ce parfois, ses peurs et ses doutes, la beauté qu’il y a à demander de l’aide. Et c’est quelque chose de récent dans ma vie. »

Un disque aux émotions vives, habillées de rythmes électroniq­ues, de

percussion­s naturelles, de synthés, de somptueux violons et des jeunes voix du Suginami Junior Chorus de Tokyo (l’album aussi fut enregistré à Londres, à Berlin, à Paris, à Los Angeles et en Islande, bien avant la pandémie, comprend-on…). La densité, parfois l’opacité, des orchestrat­ions fait contraste avec la voix de Lemoine, fragile et taciturne. « C’est un disque miroir, pour moi, ajoute-t-il. Un disque honnête, le témoin de ce que je vivais au moment où je l’ai fait, celui de quelqu’un qui, en chantant le doute, va à l’encontre des préconcept­ions du masculin que sont le pouvoir et la confiance. »

Woodkid souligne cependant qu’il y a bel et bien de l’espoir dans S16, par exemple dans le refrain de Horizons into Battlegrou­nds, longue et sobre ballade se déployant depuis un solennel motif de piano où, d’une voix grave, il chante : « Can I hold on to you ? » « Surtout, je pense que l’album fonctionne grâce à l’espèce de rebondisse­ment [Lemoine dit : « plot twist »] final de Minus Sixty One : le constat métaphysiq­ue global d’un homme dans une tour de Wall Street qui regarde New York pris dans la glace et qui voit en fait tout le système auquel il a contribué s’effondrer, et qui dit : “Ma conception du monde a perdu son procès”. Puis, alors que l’album semble se terminer à ce moment-là, il repart avec un dernier mouvement, sûrement le plus lumineux et enthousias­mant du disque ; une espèce d’explosion de joie, un peu comme l’expression d’une génération entière explosant de joie et de vitalité et de furie. L’album n’existe que grâce à ce tout dernier moment qui, il me semble, raconte notre époque. »

« Moi, quand je fais de la musique, j’ai envie d’avoir un propos et de l’assumer jusqu’au bout », résume Yoann Lemoine.

S16 de Woodkid paraîtra vendredi chez Universal Music.

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