Pendant ce temps, à Ottawa
Le 27 juillet 2016, vers 9 h 30 le matin, la police d’Ottawa est appelée d’un café du centre-ville, au coin Fairmont et Wellington. Une femme dénonce un homme qui l’aurait touchée et qui ne semble pas du tout dans son assiette. Un employé du café se plaint du comportement erratique de l’homme, qui souffre de problèmes de santé mentale. Celui-ci, visiblement confus, sort du café. Les policiers le suivent à pied sur près de 250 mètres, avant de procéder à son arrestation juste devant l’entrée de son immeuble à appartements.
Une partie de cette arrestation est captée par la caméra de sécurité du hall de l’édifice résidentiel. L’homme est brutalisé, jeté par terre. L’un des policiers lui assène plusieurs coups de poing au visage, avec ses gants de frappe. Peu de temps après, on perd ses signes vitaux. Une ambulance est appelée. Abdirahman Abdi, 37 ans, d’origine somalienne, meurt le jour même à l’hôpital. Il avait de sérieuses blessures, notamment au nez.
Le policier qui a frappé plusieurs fois Abdi au visage, alors qu’il était au sol et non armé, s’appelle Daniel Montsion. On pourrait être porté à croire que les
« bons » policiers ne voudraient pas être associés à Montsion. Du moins, si l’on adhère à la théorie populaire selon laquelle il n’y aurait que des « pommes pourries » à l’intérieur de la police, plutôt qu’un problème structurel.
Mais ce n’est pas ce qui se passe. L’Unité des enquêtes spéciales (le BEI ontarien) décide de porter des accusations contre l’agent Montsion — un événement rarissime. Immédiatement, 1200 bracelets noir et bleu avec le numéro de badge de l’accusé et l’inscription « United we stand, divided we fall » sont mis en vente sur les médias sociaux, avec la bénédiction de l’Association policière d’Ottawa (APC). Les patrouilleurs le portent au bras pendant qu’ils travaillent auprès de la population. Ce mouvement de solidarité policière local fait partie d’un phénomène plus global. Aux États-Unis, le mouvement « Blue Lives Matter » a le vent dans les voiles. Au Québec, des policiers de la SQ ont porté des bracelets similaires à la suite de dénonciations de femmes autochtones contre leurs confrères de Val-d’Or. Pendant ce temps, la famille d’Abdirahman Abdi et la communauté noire d’Ottawa sont sous le choc.
Mardi, au terme d’un long procès, Daniel Montsion a été acquitté par le juge Robert Kelly de tous les chefs d’accusation. Le juge avance que, même s’il est « probable » que les fractures nasales aient été causées par les coups de Montsion, on n’a pas suffisamment prouvé que cette entrave aux voies respiratoires était à l’origine de la mort d’Abdi. Le juge dit aussi ne pas pouvoir affirmer avec une certitude absolue que la force utilisée par Montsion pour arrêter l’homme non armé était excessive. Tout de suite après la décision, le porte-parole de l’APC enjoint aux policiers de se tenir « ensemble » devant le ressac potentiel.
Qu’est-ce qui pourrait donc constituer un usage de force excessive de la part d’un policier selon les tribunaux ? Quelle preuve serait suffisante pour établir un lien
« hors de tout doute raisonnable » entre la mort d’une personne et les gestes d’un policier ? Ces questions font partie des nombreuses et douloureuses interrogations laissées à la famille Abdi et à ses proches après cette décision. Et ils sont loin d’être seuls avec leur frustration. Le sentiment que le système de justice et les institutions policières vont bras dessus, bras dessous est fortement installé dans les communautés qui ont le plus vécu ce genre de cas, à force.
Lors du procès, les avocats de Montsion ont utilisé la défense policière classique : les agents auraient eu peur pour leur vie. Et lorsqu’un policier déclare craindre pour sa vie, la logique du système juge à peu près n’importe quel type d’usage de force « justifié ». En ce sens, les règles du jeu pour les policiers canadiens ne sont pas dissemblables des lois du type « stand your ground » dans le sud des États-Unis. Là-bas, si un civil armé dit s’être senti menacé, il peut dégainer son arme. C’est notamment le raisonnement qui avait permis à George Zimmerman d’être acquitté du meurtre de l’adolescent afroaméricain Trayvon Martin en 2012, en Floride. C’est que le jeune avait l’air « louche », avec son chandail à capuchon, selon la défense. Le verdict avait servi de principal élément déclencheur du mouvement Black Lives Matter.
Si les médias canadiens parlent abondamment des cas d’acquittement de policiers américains qui causent la consternation dans les communautés noires, le même type de nouvelle, ici même au pays, reçoit rarement la même attention. Et sans écho suffisamment fort dans la sphère publique, la pression sur le politique n’est pas suffisamment importante pour obliger le changement.
C’est pourquoi, malgré la perception, en grande partie justifiée, que le portrait est particulièrement sombre aux États-Unis, on constate que c’est en fait au Canada qu’il y a eu le moins de gestes concrets faits pour réformer les corps policiers et leurs mécanismes d’imputabilité depuis les manifestations sans précédent de cet été. Malgré les nombreuses nouvelles qui ont fait réagir dans les derniers mois, particulièrement dans les communautés noires et autochtones, ni les services policiers des grandes villes canadiennes, ni les corps provinciaux, ni la GRC n’ont fait l’objet de réformes fondamentales de leur fonctionnement.
Il y a quelque chose, dans l’acquittement de Daniel Montsion et le déni de justice à la famille d’Abdirahman Abdi, que l’on refuse d’assimiler et d’accepter comme un problème systémique bien de chez nous. Pendant ce temps, à Ottawa comme partout au pays, bien des communautés sont en deuil, et la conviction que les dés sont pipés se solidifie.