Le Devoir

Patrice Desbiens, le poète qui écrit sur sa vieille Olivetti pour mieux se rapprocher de ses propres mots

L’essentiel poète franco-ontarien sort un nouveau livre, écrit au complet sur sa vieille Olivetti

- DOMINIC TARDIF LE DEVOIR

«[L]e vent tousse et / crache du sang », « le soleil fait un / seppuku spectacula­ire/sur la lame rouillée/d’un arc-enciel », le soleil arbore un oeil au beurre noir, et Patrice Desbiens, 72 ans, se joue de cette très anxiogène météo de la seule manière qu’il connaît : en écrivant des poèmes. Mais lui arrive-t-il parfois, après plus de 25 livres, d’être envahi par l’impression d’avoir tout dit ? « Ce qui est chiant avec ça », explique-t-il au bout du fil en parlant de son travail de poète, « c’est qu’aussitôt que t’essaies d’arrêter, tu tombes sur une nouvelle affaire. » « [C]haque poème / allume l’autre », résume-t-il à la page 25 de son nouveau recueil, sobrement intitulé poèmes.

La « nouvelle affaire » sur laquelle Patrice Desbiens tombait cette fois-ci était en fait une vieille affaire. Il y a quelques années, le poète mettait l’ordinateur de côté et faisait réparer son ancienne machine à écrire, une Olivetti portative achetée à une autre époque, pour cinquante dollars, dans un surplus d’armée tenu par des Québécois sur la rue Front à Toronto (pas loin du port). Une machine sur laquelle ont été créés quelques-uns de ses plus marquants recueils, dont L’homme invisible / The Invisible Man (Prise de parole, 1981). « Une parfaite petite machine », avec laquelle il renouait, afin d’exhumer ce qui l’interpella­it spontanéme­nt parmi une pile de notes très éparses — « c’est l’enfer » — prises récemment ou dans un lointain passé. Un monticule mélangé au coeur duquel s’entremêlen­t les années, formant « un back-up de notes » à partir duquel Desbiens pourrait, dit-il, carburer encore longtemps.

De sa voix traînante, l’essentiel poète d’origine franco-ontarienne raconte sa méthode : « Je m’assois à la machine, je fouille dans la pile, je trouve des affaires intéressan­tes et après, je les travaille pour aller chercher le jus. Souvent, je les ai oubliées et c’est comme si je les redécouvra­is [il s’exclame comme s’il s’adressait à un animal de compagnie ou à un poupon] : “Ben voyons, toi ! D’où tu sors ?”»

Pourquoi donc s’être astreint à écrire ces textes à la machine et à les présenter, dans poèmes, sous leur forme dactylogra­phiée ? « J’aimais ben le fait que, sans l’écran, t’es plus proche du poème. La différence entre écrire à l’ordinateur et à la machine, c’est comme la différence entre jouer aux échecs en virtuel et jouer avec quelqu’un en vrai, devant toi. Quand t’écris à la machine, c’est comme si t’étais dans le poème. »

Émerveillé de mémoire

Patrice Desbiens n’est pas exactement loquace cet après-midi-là — ça ne lui ressembler­ait pas de toute façon — mais le poète d’habitude un peu bourru semble authentiqu­ement heureux de jaser de poésie, de son ancienne vie sudburoise (dont il s’ennuie parfois), et de la musique du cultissime jam band californie­n Grateful Dead, qui l’a accompagné pendant l’écriture de poèmes. « Les gars de bicycle écoutent ça et ils ne le savent pas, mais ils écoutent du jazz. Faut pas leur dire que c’est du jazz par exemple ! »

Malgré son âge et les petits bobos, Patrice Desbiens regarde donc en avant avec ce qui, dans la mesure où il s’agit de Patrice Desbiens, ressemble (presque) à de la sérénité. Il fera d’ailleurs plusieurs fois référence au cours de notre conversati­on à des poèmes à paraître dans un prochain livre, comme s’il ne pouvait exister d’avenir que dans ce qu’il reste à écrire.

Le spectre de la fin, pourtant, hante les pages de poèmes, recueil dans lequel l’auteur de Grosse guitare rouge et de La fissure de la fiction nous rappelle que « même en retard / la mort marche / lentement / prend son temps / fait du lèche-vitrine / arrive toujours à / l’heure ». L’homme qui, longtemps, ne s’est pas ménagé survivait il y a quelques années à un AVC, dont il ne garde heureuseme­nt aucune séquelle psychique ou motrice. « full mental jaquette », la brève suite qui clôt poèmes — parmi ce qu’il a publié de meilleur en au moins quinze ans — dépeint ce séjour à l’hôpital avec le même mélange d’éblouissan­t fatalisme et d’humour absurde qui, depuis plus de quatre décennies, aide ses lecteurs et ses lectrices à ne pas désespérer.

On lui fait remarquer que le ciel, les nuages, le soleil et la lune sont plus que jamais présents dans son oeuvre. Se plaît-il souvent à se perdre dans la contemplat­ion des astres ? lui demandet-on, même si on se doute un peu de la réponse. « Ben voyons, c’est toute dans ma tête ça. Où est-ce que tu veux que je voie ça, ces affaires-là ? Je sors pas ben, ben de mon petit 2 1/2. C’est dans ma mémoire que je vois ça. Une lune, ça ne s’oublie pas. »

Le Bukowski de personne

Parce qu’il le faut bien, Patrice Desbiens tente pour une énième fois dans poèmes

de déconstrui­re cette image de poète maudit qui lui colle toujours (un peu) à la peau. Le voilà qui observe avec une sérieuse dose de méfiance « cette photo jaunie du / jeune poète // sa main en fusil / qui tient une / cigarette // son regard fixé / sur le rictus / de l’horizon ». Déjà en 1983 dans Sudbury,

Patrice Desbiens nous mettait en garde contre ce piège consistant à idéaliser l’autodestru­ction, alors qu’il réalisait « soudaineme­nt que tellement de poètes / ont été tués par l’idée et / ou le mythe de la vie / de poète ».

« La pire maladie en littératur­e, encore aujourd’hui, c’est la mythomanie. Il faut absolument que t’aies une image. Comment il disait Boisvert déjà ? “Je ne suis pas rocker, j’écris.” Ben c’est ça. Moi, j’écris, ça finit là », tranche-t-il en évoquant son ami, le regretté Yves Boisvert. Le communiqué de presse accompagna­nt poèmes

plaide aussi pour que l’on cesse d’assimiler l’oeuvre de Patrice Desbiens à celle de l’écrivain américain Charles Bukowski, une comparaiso­n qui a la vie dure, même si elle a souvent été contestée.

Ce qu’en pense le principal intéressé ? « Ça m’agace beaucoup [cette comparaiso­n] parce que depuis 2012, je ne bois plus, je ne fume plus. Bukowski a donné un coup à tout le monde quand il est arrivé. Ce qu’il écrivait, c’était fort, mais après sa mort, sa femme a continué à laisser sortir des affaires qui n’auraient jamais dû sortir, puis tout le monde l’a copié. Dans mon prochain livre, je dis : “Je suis le Bukowski de personne. Je suis le poète officiel d’aucune cité.” »

Chaque chose en son temps, goûtons pour l’instant notre chance : il y a en librairie des poèmes flambant neufs de Patrice Desbiens. Dis, Patrice, vieillir présente-t-il certains avantages ? Réponse aussi tragicomiq­ue qu’un de ses poèmes : « Le seul avantage, c’est que maintenant, j’ai ma pension. Je n’ai plus besoin de quêter [des bourses] au Conseil des arts. »

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Malgré son âge et les petits bobos, Patrice Desbiens regarde en avant avec ce qui, dans la mesure où il s’agit de Patrice Desbiens, ressemble (presque) à de la sérénité. Un nouveau livre suivra même poèmes, comme s’il ne pouvait exister d’avenir que dans ce qu’il reste à écrire.
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Patrice Desbiens, L’Oie de Cravan, Montréal, 2020, 120 pages
poèmes Patrice Desbiens, L’Oie de Cravan, Montréal, 2020, 120 pages

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