Penser par soi-même
Vivre en démocratie, c’est accepter, dans le respect des lois, d’être sans cesse exposé à des idées contraires. Voire choquantes.
C’était à Conflans-Sainte-Honorine, la semaine dernière : Samuel Paty a été sauvagement assassiné pour avoir montré à ses élèves une caricature de Mahomet. L’assassin, un intégriste islamiste, s’est pointé à la sortie de son collège le jour du départ pour les vacances de la Toussaint. Une fois identifié, il fut décapité en pleine rue. À l’Université d’Ottawa, Verushka Lieutenant-Duval a été harcelée pour avoir prononcé le mot « nègre ». Loin d’être soutenue par son administration, elle a été suspendue après avoir été l’objet d’une campagne d’intimidation et de menaces sur Internet. Elle dit d’ailleurs avoir craint pour sa sécurité.
Même s’ils n’ont évidemment pas la même ampleur, tout contribue à rassembler ces deux événements survenus à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. De quoi Samuel Paty et Verushka Lieutenant-Duval sont-ils coupables sinon d’avoir exercé leur métier d’enseignant de manière intègre et de ne pas avoir cédé aux pressions communautaristes qui les incitaient à s’autocensurer ?
Le premier donnait un cours d’éducation civique et morale portant sur la liberté d’expression. C’est dans ce cadre qu’il avait l’habitude de montrer à ses élèves deux caricatures de Mahomet. Il ne s’agissait pas de porter un jugement moral sur ces dessins et encore moins d’en faire la promotion, mais de savoir si, dans une société laïque, on était libres de caricaturer Mahomet. C’est pour avoir enfreint un précepte de l’islam qu’il a été assassiné.
Verushka Lieutenant-Duval donnait un cours sur la théorie queer destiné à illustrer comment ce mot a changé de signification dans le temps. Exactement comme le mot « nègre », qui n’a pas eu la même signification à travers l’histoire dans la bouche d’un propriétaire d’esclaves, d’Aimé Césaire, de Jean Genêt ou de James Baldwin. C’est pour avoir enfreint le nouveau dogme antiraciste qu’elle a été harcelée et suspendue.
Car, les gens qui tuent au nom de Mahomet et ceux qui censurent les mots partagent le même mode de pensée. Pour les musulmans qui prennent le Coran au pied de la lettre, toute représentation de Mahomet est sacrilège. Il en va de même des fanatiques de l’antiracisme qui croient que les mots ont une essence donnée une fois pour toutes et que le seul fait de les prononcer, quel que soit le contexte, fait de vous ce qu’on aurait appelé autrefois un suppôt de Satan. La logique intégriste est ici exactement la même.
Islamistes et racialistes partagent un autre point commun. Comme tous les intégristes, ils infantilisent le citoyen et le jugent incapable de se faire une opinion par lui-même. Comme si les lecteurs de Charlie Hebdo n’étaient pas capables de juger par eux-mêmes d’une caricature. Comme si un étudiant universitaire n’était pas en mesure de juger, selon le contexte, de l’usage d’un mot. On touche ici au coeur de l’idée démocratique et républicaine pour laquelle il n’y a pas de vér té révélée. Vivre en démocratie, c’est accepter, dans le respect des lois, d’être sans cesse exposé à des idées contraires. Voire choquantes. Le droit de ne pas être choqué n’existe pas dans nos contrées.
Toute complaisance à l’égard de ces censeurs ne peut donc être que mortifère. Après Mahomet, quel autre dieu (religieux ou profane) nous interdira-t-on de caricaturer ? Après le « mot en n », quel autre mot, en s, en r ou en z décrètera-t-on tabou ? L’alphabet n’y suffira pas ! On notera en passant que ce calque de l’anglais (« N word ») aux accents puritains rappelle ironiquement « Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom », autrement nommé « le seigneur des ténèbres » dans Harry Potter. Hier encore, au Québec, les grenouilles de bénitier croyaient aussi éviter le purgatoire en disant « tabarnouche »… au lieu de « tabernacle » ? D’où d’ailleurs la richesse et la diversité de nos jurons.
On en rirait si ce n’était pas si grave. Comme ils obéissent à une même logique, on ne s’étonnera pas que ces deux intégrismes, islamiste et racialiste, trouvent le moyen de s’allier et de se soutenir. C’est même devenu une habitude. Dès qu’il est question de l’islam, le mouvement antiraciste est aux abonnés absents, comme l’extrême gauche en général, par peur de l’« amalgame ».
D’ailleurs, le meurtre de Samuel Paty n’aurait-il pas mérité une réaction aussi massive que celui de George Floyd aux États-Unis ? Même Justin Trudeau a oublié d’envoyer ses condoléances. Certes, Samuel Paty a le défaut d’être français, pas américain. Mais ce qui déplaît le plus chez lui, tant aux islamistes qu’aux racialistes, c’est cette pensée universaliste inspirée des Lumières pour qui l’homme n’est pas d’abord défini pas son sexe, sa race ou sa religion.
C’est cette idée qu’a rappelée Emmanuel Macron, mercredi, lors de l’hommage rendu au Louvre en citant les mots du pédagogue laïque Ferdinand Buisson adressé aux enseignants :
« Il faut prendre l’être humain si petit et si humble qu’il soit […] et lui donner l’idée qu’il peut penser par lui-même, qu’il ne doit ni foi ni obéissance à personne, que c’est à lui de chercher la vérité et non pas à la recevoir toute faite d’un maître, d’un directeur, d’un chef quel qu’il soit, temporel ou spirituel. »