Le Devoir

Il faut savoir raison garder

- Jean-Marie Bourjolly

J’écoutais Anne-Marie Dussault interroger diverses personnes à propos du « mot qui commence par n ». J’écoutais Patrice Masbourian interviewe­r la professeur­e Verushka Lieutenant-Duval, présentée comme « la professeur­e qui a utilisé le “mot en n” ». Je me demandais ce qui était en train de nous arriver collective­ment. Et je me demandais si, selon ce poème qu’Anthony Phelps avait écrit pendant les heures les plus sombres de la dictature de Duvalier, « il [était] venu le temps de se parler par signes ». Car qu’est-ce qui sépare l’utilisatio­n répétée de ces tournures de phrase — « mot en n / mot qui commence par n » — de ce qu’elles évitent de nommer sinon une autocensur­e prudente par crainte légitime d’être vilipendé, désigné à la vindicte des réseaux sociaux, sans aucune possibilit­é de se racheter ? La professeur­e Lieutenant-Duval en sait quelque chose, elle dont le nom, l’adresse et le numéro de téléphone ont été rendus publics, ce qui n’est pas autre chose qu’un appel à la violence. Elle a avoué avoir peur. Qui n’aurait pas peur à sa place ?

J’écoutais tous ces arguments que l’on ressassait en faveur de la liberté d’enseigneme­nt, et cela sonnait faux à mes oreilles, car tout le monde sait qu’il n’y a pas de développem­ent ou de diffusion du savoir sans cette liberté-là, et il me semblait qu’en mettant l’accent sur cela, qui ne faisait pas débat, l’on faisait bon marché de la liberté d’expression tout court, qui, comme toute liberté, doit s’arrêter, bien entendu, là où commence le droit des autres à la dignité.

En quoi l’emploi des mots « nègre » et « nigger » dans le contexte d’une discussion universita­ire sur la réappropri­ation de ces insultes par ceux contre qui elles étaient dirigées à l’origine — ce qui a été une façon pour eux de changer le négatif en positif comme l’a fait le mouvement de la négritude — porte-t-il atteinte à la dignité de qui que ce soit ? Mais, au-delà du monde universita­ire, en quoi l’emploi des mots « nègre » et « nigger » dans le contexte d’un débat public respectueu­x, comme devraient l’être tous les débats publics, constitue-t-il a priori une agression contre qui que ce soit ? Par quelle aberration en est-on venu à se faire dire, et presque à accepter, que ces motslà ne devraient jamais être utilisés par des personnes autres que noires ? De quel droit ? Va-t-on dresser une liste de mots interdits pour chaque groupe et sous-groupe de notre société ?

Ma mère me répétait que c’est le ton qui fait la chanson. Si des universita­ires, futurs médecins et futurs avocats ne font pas la différence entre une analyse critique et une insulte, c’est à désespérer de l’éducation.

Le racisme, quel qu’il soit, est une forme d’agression et d’injustice. Et l’injustice est l’affaire de tous. La violente injustice raciste dont a été victime Mme Joyce Echaquan est aussi mon affaire, même si je ne suis pas un Attikamek. L’immense émotion, au-delà des « races » et des pays, suscitée par l’horreur de l’assassinat en public de George Floyd a projeté comme une lueur d’espoir sur l’avenir de notre commune humanité. Mais des réactions de rejet de tout dialogue comme celles qui nous intéressen­t ici nous font reculer collective­ment. Elles agissent à la manière d’éteignoirs en découragea­nt les meilleures volontés, et elles font reculer la cause que croient défendre ceux qui les suscitent. La professeur­e Lieutenant-Duval a offert à ses détracteur­s de débattre de leur point de vue. S’ils l’avaient prise au mot, tout le monde en serait sorti grandi. Mais l’intoléranc­e et l’intimidati­on ont prévalu, et l’Université d’Ottawa n’a pas su s’élever à la hauteur de la situation.

J’ai été profondéme­nt attristé d’entendre Mme Lieutenant-Duval se confondre en excuses encore et encore et dire : « Si j’avais su… » Entre-temps, l’injustice, dont le racisme systémique, ne chôme pas, et les racistes de tout poil doivent se frotter les mains. Ils savent, les racistes, qu’ils n’ont pas besoin du mot « nègre », de celui de « sauvage », ou de tout autre vocable généraleme­nt utilisé dans le dessein de causer du tort à autrui. Témoin ce professeur de dessin que j’ai eu à l’université, à Toulouse. J’étais un des rares Noirs dans la classe. Il m’appelait « Le Suédois »… quand j’avais le dos tourné. Un étudiant me l’avait rapporté en rigolant. Bien sûr, si l’on se fie à ce qui est évident, « Suédois » n’est pas « nègre ». Et pourtant. Tout est dans la manière. Tout est affaire de contexte et de ton.

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