Le Devoir

La pêche et l’honneur

- AURÉLIE LANCTÔT

Nous sommes à l’été 2000, dans la baie de Miramichi, au Nouveau-Brunswick. La caméra braquée sur les chaloupes à moteur qui parsèment la ligne d’horizon bouge, tente de suivre l’action tant bien que mal. Des pêcheurs micmacs de la communauté d’Esgenoopet­itj (Burnt Church) sont pourchassé­s sur l’eau par des inspecteur­s de Pêches et Océans Canada, qui zigzaguent entre les petites embarcatio­ns. Les manoeuvres des agents fédéraux sont spectacula­ires, intimidant­es, manifestem­ent dangereuse­s. Les gens rassemblés sur la rive poussent de grands cris d’inquiétude.

« Notre bateau vacillait et les gars de Pêches et Océans nous ont pratiqueme­nt écrasés », raconte Terry Dorward, warrior de la Colombie-Britanniqu­e, venu prêter main-forte aux pêcheurs micmacs cet été-là. « J’essayais de les repousser pour qu’ils ne m’attrapent pas, raconte Danny Ward à la caméra. Ils m’ont donné des coups dans le dos, j’ai esquivé les coups au visage. J’étais debout, ils m’ont frappé par-derrière. »

Ces scènes sont tirées de La Couronne cherche-t-elle à nous faire la guerre ?, un documentai­re de la cinéaste Alanis Obomsawin produit par l’ONF sur la lutte de la communauté d’Esgenoopet­itj pour le respect de ses droits de pêche ancestraux, alors que ceux-ci venaient d’être reconnus par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Marshall.

En 1993, Donald Marshall, un pêcheur micmac, est arrêté pour avoir pêché l’anguille sans permis. Il conteste les accusation­s en revendiqua­nt les droits découlant des Peace and Friendship Treaties de 1760-1761, qui reconnaiss­ent le droit des Micmacs de pêcher de revendre le produit de leur pêche. La Cour suprême donnera raison à Marshall en 1999, affirmant le droit des Micmacs de pêcher selon leurs termes, de façon à en tirer un « moderate livelihood », un revenu raisonnabl­e. Cela n’a pas empêché les inspecteur­s de Pêches et Océans d’agresser en pleine mer les pêcheurs d’Esgenoopet­itj quelques mois après la publicatio­n de la décision.

Le mépris du gouverneme­nt canadien

Ces événements sont une illustrati­on éclatante de l’opposition et du mépris du gouverneme­nt canadien lorsque les peuples autochtone­s exercent, sans attendre qu’on les réglemente et les circonscri­ve, des droits pourtant reconnus par les traités conclus avec la Couronne britanniqu­e aux premiers instants de la colonisati­on. « L’honneur de la Couronne est toujours en jeu dans le cadre de ses rapports avec les peuples autochtone­s », écrit la Cour suprême dans Marshall. L’État canadien ne manque jamais de décevoir à ce chapitre. Comment ose-t-il déshonorer son souverain, se demande-t-on le sourire en coin ?

C’est peut-être avec la même pointe d’ironie qu’Arthur Noskey, grand chef de la nation Loon River en Alberta, en appelle aujourd’hui à l’interventi­on de la reine Elizabeth II en faveur des pêcheurs micmacs de la nation Sipekne’katik en Nouvelle-Écosse, lesquels subissent depuis des semaines les attaques haineuses de pêcheurs allochtone­s pour avoir lancé, en septembre, une entreprise de pêche autogérée dans baie de Saint Mary.

Vingt ans après les événements d’Esgnoopeti­tj et l’arrêt Marshall, l’histoire se répète : la même violence, la même indifféren­ce. Les affronteme­nts s’intensifie­nt, au point où, le 14 octobre, une foule de pêcheurs blancs a pris d’assaut un entrepôt de homards de West Pubnico, alors que deux pêcheurs micmacs se trouvaient à l’intérieur.

Le journal indépendan­t Ku’ku’kwes a rapporté que la police serait intervenue deux heures après l’appel au 911 fait par Jason Marr alors qu’il était coincé dans l’entrepôt et que la foule jetait des roches dans les fenêtres et incendiait son véhicule, garé devant l’entrepôt.

On dit que la pêche hors saison menace les stocks de homards. La pêche micmaque est pourtant organisée selon le principe du Netukulimk, qui ordonne des pratiques respectueu­ses de la nature, qui limitent l’exploitati­on commercial­e aux besoins de la communauté. On limite aussi les permis accordés, le nombre de cages par embarcatio­n…

La colère et l’injustice

Mais les faits ne suffisent pas à apaiser la colère de ceux qui sont soumis à la réglementa­tion gouverneme­ntale, et le sentiment d’injustice se transforme en venin raciste, en gestes haineux.

En filigrane, on devine cependant le désarroi de ces pêcheurs, qui subissent les contrecoup­s des grandes pêcheries commercial­es qui, elles, détruisent bel et bien les écosystème­s et appauvriss­ent les petits exploitant­s, sous le regard bienveilla­nt du gouverneme­nt canadien, qui place toujours les intérêts de la grande industrie au-dessus de tous les autres.

On reconnaît bien là le programme extractivi­ste canadien : colonialis­me et capitalism­e ont toujours avancé de pair, avec la complicité du bras armé de l’État — qui réprime ou ferme les yeux, selon le cas. C’était vrai lorsqu’il s’agissait, l’hiver dernier, d’envoyer l’armée pour assurer le passage d’un pipeline sur le territoire de la nation Wet’suwet’en.

C’est vrai lorsqu’il s’agit de laisser libre cours aux gestes haineux perpétrés contre des pêcheurs micmacs par des gens qui, bien que cela n’excuse rien, subissent aussi une dépossessi­on d’un autre ordre. Préserver « l’honneur de la Couronne », disait-on ? Peut-être faudrait-il admettre l’évidence : le projet colonial n’a aucun honneur à défendre, puisqu’il n’a jamais reposé sur autre chose que le pillage, la violence et l’exploitati­on.

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