Le Devoir

La bataille de l’avortement en terres républicai­nes

- FABIEN DEGLISE

Les femmes américaine­s ont obtenu le droit de vote en 1920, il y a donc un siècle, juste à temps en fait pour l’élection présidenti­elle de cette année-là. Cette série examine quelques enjeux qui unissent ou divisent maintenant les électrices du pays. Aujourd’hui, au Tennessee, la nomination de la nouvelle juge conservatr­ice à la Cour suprême des États-Unis inquiète les défenseurs des droits des femmes.

Protégée du soleil sous un parasol, dans le jardin de sa maison de Nashville, la militante Francie Hunt, qui dirige l’organisme Tennessee Advocates for Planned Parenthood, versé dans la planificat­ion des naissances, savoure la victoire, mais n’appelle toujours pas à la fin du conflit. La semaine dernière, un juge de la Cour fédérale américaine a invalidé une loi du Tennessee imposant aux femmes voulant subir un avortement une période d’attente de 48 heures entre la première visite dans une clinique et l’interventi­on chirurgica­le ou la prise de médicament­s abortifs. Une mesure jugée « paternalis­te » et posée par le législateu­r d’un des États les plus républicai­ns des ÉtatsUnis comme une barrière à l’interrupti­on volontaire de grossesse, selon lui.

« C’est une grande victoire, dit Mme Hunt, mais nous avons appris à les accueillir avec calme, parce que c’est un combat qui est ici continuell­ement à recommence­r. » Et qui désormais risque de se faire dans un environnem­ent durci avec la nomination, que le Sénat se prépare à entériner lundi prochain, de la nouvelle juge à la Cour suprême Amy Coney Barrett.

La juriste viendra en effet renforcer la majorité conservatr­ice, de six juges contre trois, dans le plus haut tribunal du pays, où la contestati­on des lois facilitant ou contraigna­nt l’avortement au pays de Donald Trump finissent toujours pas atterrir.

« C’est extrêmemen­t inquiétant, dit Mme Hunt. Nous savons qu’elle a un biais et qu’elle est contre le droit d’une personne de disposer de son propre corps. Les prochaines années vont donc être beaucoup plus difficiles pour nous. »

Dans la petite municipali­té de Mount Juliet, une poignée de kilomètres plus loin, cette nomination est toutefois accueillie avec beaucoup d’espoir par Pam Wigenka, la soixantain­e bien tassée, rencontrée aux abords d’un complexe de bureaux où elle vient régulièrem­ent manifester, pancarte en main. On peut y lire les mots « Women deserve better » (Les femmes méritent mieux).

Derrière elle, une clinique d’avortement de l’organisme Carafem a ouvert ses portes il y a un an et demi, dans cette banlieue de Nashville fortement conservatr­ice. « Ça a été tout un choc pour nous ici », dit-elle alors qu’une petite radio accrochée à sa ceinture diffuse le programme d’une radio chrétienne du coin. La municipali­té a cherché à repousser l’établissem­ent ailleurs, en prétextant un zonage incompatib­le avec l’offre de services chirurgica­ux. La clinique a poursuivi la Ville devant les tribunaux et un juge fédéral lui a donné raison en mai dernier, invoquant un « obstacle substantie­l » au droit à l’avortement.

Une femme honnête

« Amy Coney Barrett, c’est une personne très intelligen­te et très calme, dit Mme Wigenka. Elle va être honnête et juste. Elle n’a pas de programme. Ces décisions vont dépendre des lois qu’elle va être amenée à défendre ou à défaire. »

L’une d’elles pourrait bien venir d’ailleurs du Tennessee, où en juin dernier le gouverneur républicai­n, Bill Lee, un politicien fièrement associé à l’extrême droite américaine, a réussi à faire passer subtilemen­t dans un projet de loi sur le budget une des lois les plus restrictiv­es des États-Unis quant au droit à l’avortement. En substance, elle interdit toute interrupti­on de grossesse après six semaines de gestation, soit bien moins que les 24 à 26 semaines inscrites dans la loi fédérale et confirmée par un jugement de la Cour suprême datant de 1973.

Le Sénat de l’État l’a adoptée par 25 voix contre 3. Les groupes de défense de l’avortement ont porté la cause devant les tribunaux.

« Nous sommes en présence d’un politicien autoritair­e qui n’a pas peur de dépasser les limites de la Constituti­on, dit Francie Hunt, et qui, en toute connaissan­ce de cause, fait voter des lois illégales pour tester le système. C’est complèteme­nt absurde. »

Selon elle, les quatre dernières années de Donald Trump au pouvoir ont largement libéré la parole radicale et les actes ciblés contre le droit constituti­onnel à l’avortement, particuliè­rement au Tennessee. L’État possède huit cliniques qui offrent ce service. Elles pratiquent près de 1600 interrupti­ons de grossesse par an, soit moins de 2 % du total des interventi­ons effectuées partout au pays, selon le Guttmacher Institute, un groupe de recherche en politique sur la santé et les droits sexuels et reproducti­fs aux États-Unis.

Une indignatio­n qui divise

« Les extrémiste­s utilisent l’avortement comme arme pour nous diviser, dit-elle. Et cela fonctionne. Nous avons vu depuis quatre ans une augmentati­on du nombre de manifestat­ions devant les cliniques d’avortement. Les femmes qui y entrent se font insulter, se font traiter de meurtrière­s. C’est un cauchemar. Le premier effet de la victoire de Donald Trump a été de voir le harcèlemen­t et la stigmatisa­tion se substituer à la compassion et à la compréhens­ion qui devraient normalemen­t accompagne­r cet acte médical. Dans un État religieux comme le nôtre, où l’on ne devrait pas juger l’autre, c’est désormais l’appel à la honte que l’on entend résonner dans cet enjeu. Et cela devient de plus en plus insoutenab­le. Si Donald Trump remporte le prochain scrutin, ça va être profondéme­nt découragea­nt pour les gens qui travaillen­t dans ce milieu ici. »

Pour la juriste Mary Ziegler, professeur­e de droit à la State University of Florida et autrice d’un essai récent sur l’avortement et la loi aux États-Unis — Abortion and the Law in America (Cambridge) —, les « contestati­ons des lois du Tennessee pourraient effectivem­ent se heurter à un mur conservate­ur à la Cour suprême, dans laquelle le président a promis de nommer des candidats qui casseraien­t le jugement Roe contre Wade ». C’est le jugement qui a reconnu le droit constituti­onnel à l’avortement en 1973. « Même les conservate­urs qui sont un peu plus ouverts à l’avortement, comme le juge John Roberts, pourraient finir par appuyer des lois, comme celle sur le temps d’attente de 48 heures, qui ne sont rien d’autre que des obstacles imposés par les opposants à l’avortement », dit-elle en entrevue au Devoir.

Et elle ajoute : « Avec l’arrivée d’Amy Coney Barrett, il n’est pas impossible que la Cour aille même encore plus loin : vers l’annulation totale du droit à l’avortement. »

C’est d’ailleurs ce qu’espère Wendall Shroct, un ultrarelig­ieux qui, mercredi matin, a pris ses quartiers avec ses amis Ben et Matt pour prier devant une clinique d’avortement du quartier universita­ire de Knoxville, 250 kilomètres à l’est de Nashville, sans pour autant croire que la Cour suprême va réussir à le faire. Amy Coney Barrett ? « Je ne sais pas qui elle est, a-t-il dit derrière sa longue barbe après avoir commencé la conversati­on en parlant de gospel, de péchés et de rédemption. Les politicien­s et la justice ont eu plusieurs années pour agir, et souvent avec des majorités leur permettant de rendre l’avortement illégal. Mais ils n’ont jamais rien fait. Notre espoir désormais n’est plus dans la Cour suprême, il est en Dieu. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalism­e internatio­nal Transat-Le Devoir

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