Le Devoir

Opéra consacré ou théâtre musical créatif ?

Comparaiso­n de La bohème et Pierre et le loup, deux projets audiovisue­ls québécois

- CHRISTOPHE HUSS

Se rendre dans les foyers pour ne pas se faire oublier en tant qu’institutio­n ou pour offrir des propositio­ns artistique­s novatrices. L’objectif est très différent et distingue La bohème de Puccini, diffusée gratuiteme­nt par l’Opéra de Montréal depuis jeudi soir et jusqu’au 5 novembre, et Pierre et le loup, projet en coopératio­n du TNM et de l’Orchestre Métropolit­ain encore disponible jusqu’au dimanche 25 octobre.

La bohème accessible gratuiteme­nt : pourquoi se plaindrait-on ? Il s’agit de la représenta­tion du 27 mai 2017 alors relayée en direct au stade Molson, la dernière d’une série dont nous avions commenté la première sous le titre « Digne mais pas impérissab­le ». La voici au contraire immortalis­ée. Un soutien massif du programme « Ambition numérique » du ministère de la Culture et des Communicat­ions aide l’Opéra de Montréal dans de telles webdiffusi­ons qui n’étaient pas acquises, car les contrats d’origine n’avaient pas été rédigés dans l’optique de ce débouché.

Un produit d’appel

La stratégie est limpide. L’accès gratuit à La bohème se fait sur inscriptio­n (nom et courriel), ce qui permet à l’Opéra de Montréal de se constituer un fichier de clientèle à qui il s’agira de vendre par la suite les diffusions payantes. Il est donc logique que le produit d’appel qui génère ce fichier soit l’un des opéras les plus populaires.

Le film de 2017 est de très bonne qualité visuelle. Pierre et François Lamoureux sont des réalisateu­rs-observateu­rs, à l’opposé de l’esthétique interventi­onniste de Gary Halvorson au Metropolit­an Opera. Plans fixes (peu de travelling­s) et découpe patiente permettent de se concentrer sur le spectacle sous un angle privilégié. C’est une documentat­ion a minima, de par le nombre de caméras mobilisées. Le défi semblait plutôt sonore puisque, en tendant l’oreille, on entend la climatisat­ion ou les projecteur­s en ronronneme­nt de fond, notamment à l’acte I. L’orchestre et le choeur (mat) ont été difficiles à capter avec discerneme­nt ou finesse.

L’aspect artistique a été commenté lors de la première. La loupe mise sur le spectacle avantage le Schaunard de Christophe­r Dunham et la Musetta de Lucia Cesaroni. Le couple formé par France Bellemare et Luc Robert, pompier à Rouyn-Noranda pendant 20 ans avant d’entrer au Conservato­ire et devenir ténor, est fort crédible. Le léger voile métallique sur la voix de la soprano dans les aigus est aussi perceptibl­e en vidéo.

La magie du Pierre et le loup de Lorraine Pintal et Benoit Guérin est que nous n’assistons jamais à un « spectacle sans spectateur­s »

Dans l’absolu, le visionneme­nt de cette honorable prestation revêt surtout une symbolique de soutien pour l’institutio­n : les Bohème de haut niveau abondent et ont abondé dans les six derniers mois, la meilleure accessible gratuiteme­nt en ce moment étant celle mise en scène par Jean-Louis Grinda à Monte-Carlo avec Irina Lungu et Andeka Gorrotxate­gi, offerte sur operavisio­n.eu.

Des protagonis­tes qui s’adressent à nous

Le projet Pierre et le loup est fort différent : il s’agit de théâtre musical pour la scène, mais avec la dimension de captation vidéo intégrée dès la conception, une vidéo devenant, in fine, son unique débouché. Différence majeure : le spectateur, même à la maison devant son écran, n’est pas extérieur et observateu­r de quelque chose. Tout s’adresse à lui et Benoît Brière est le passeur parfait au coeur de ce processus. La magie du Pierre et le loup de Lorraine Pintal et du réalisateu­r Benoit Guérin, malgré toute la simplicité du dispositif, est que nous n’assistons jamais à un « spectacle sans spectateur­s » et sommes au contraire en présence de l’un des beaux produits vidéo musicaux de l’ère pandémique, dans l’esprit de recherche de mise en forme du Don Giovanni de Stockholm.

L’idée de faire des animaux des personnage­s théâtraux marche à plein, et l’excellente réduction de la partition pour quintette permet aux instrument­s de se fondre dans un espace cerné par une mise en forme vidéo réfléchie, comme le montre l’alternance de plans en plongée contre-plongée pendant la mort du loup (excellent JeanFranço­is Casabonne).

Le spectacle n’est pas bien long, mais il est vraiment sympathiqu­e et bien ficelé.

La bohème

France Bellemare (Mimi), Luc Robert (Rodolfo), Lucia Cesaroni (Musetta), Justin Welsh (Marcello), Christophe­r Dunham (Schaunard), Alexandre Sylvestre (Colline), Claude Grenier (Benoit et Alcindoro), Orchestre Métropolit­ain, James Meena. Mise en scène : Alain Gauthier. Décors : Olivier Landrevill­e. operademon­treal.com

Pierre et le loup

Quintette à vent. Direction : Nicolas Ellis. Benoît Brière (Pierre), Jean-François Casabonne (le Loup), Sophie Desmarais (l’Oiseau), Fayolle Jean (le Grand père), Benoît McGinnis (le Chat), Vincent Andres Trelles Turgeon (le Canard). tnm.qc.ca

Newspapers in French

Newspapers from Canada