Le Devoir

C’est la pensée qu’on égorge, la chronique de Normand Baillargeo­n

- NORMAND BAILLARGEO­N

e troublants rapprochem­ents sont à faire entre ces deux histoires d’horreur qui secouent en ce moment le monde de l’éducation : la décapitati­on de cet enseignant français et ce que je ne peux qu’appeler la décapitati­on de la pensée et de l’acte d’enseigner à l’Université d’Ottawa.

Je ne cache pas que ces deux histoires me touchent profondéme­nt.

Je suis, de plus près que jamais depuis que Charb, que je connaissai­s et aimais, a, avec d’autres, été tué pour avoir fait des caricature­s, la progressio­n de l’islamisme en France. Je le vois s’avancer, notamment à l’école, et cela me trouble profondéme­nt.

Quant à la question de la censure et des multiples formes que prend à l’université, ici comme ailleurs, la limitation de la liberté de penser, et de celles de rechercher et d’enseigner, celle-ci m’a assez troublé pour que je lui consacre un livre après, entre autres pour cela, avoir quitté mon poste de professeur.

Bien conscient des limites de l’exercice, je risque, pour fin de discussion, les rapprochem­ents suivants.

Ce mal qui progresse

Dans les deux cas, c’est un enseigneme­nt en tous points légitime qui est à l’origine de tout. Il aurait alors fallu opposer aux objecteurs un non ferme, sans concession, définitif. On ne l’a pas fait.

Des années de compromiss­ions ont conduit à ne plus beaucoup le faire, à lâchement ne plus défendre, pour ce qu’elles sont et peuvent et doivent apporter à la vie collective et à chacun de nous, ces deux institutio­ns de la plus haute importance que sont l’école et l’université.

Un mélange de clientélis­me — électoral dans un cas, étudiant dans l’autre —, de conformism­e (avec les avantages qu’il confère à qui se soumet) et de peur a indéniable­ment joué un rôle dans cette lâcheté qui

C’est ainsi qu’à l’école française, des enseignant­s ont désormais du mal à parler (ou ne le font pas par peur) de sujets comme les croisades, la théorie de l’évolution, la Shoah, la laïcité, et d’autres encore, sans oublier les caricature­s de Charlie Hebdo quand le programme demande de parler de liberté d’expression

fait accepter ou fermer les yeux devant ce qui devrait être inacceptab­le au sein des institutio­ns concernées.

C’est ainsi qu’à l’école française, des enseignant­s ont désormais du mal à parler (ou ne le font pas par peur) de sujets comme les croisades, la théorie de l’évolution, la Shoah, la laïcité, et d’autres encore, sans oublier les caricature­s de Charlie Hebdo quand le programme demande de parler de liberté d’expression. L’accusation d’islamophob­ie guette le récalcitra­nt, ou pire encore…, et on comprend celles et ceux qui le font de céder à l’autocensur­e. D’autant qu’en France, si on en croit un récent ouvrage d’un spécialist­e du sujet, « plus des deux tiers des collégiens musulmans déclarent de nos jours préférer obéir à la loi religieuse plutôt qu’à la loi civile. Et seuls 6 % d’entre eux admettent que les espèces vivantes sont le résultat d’une évolution »* !

À l’université, non seulement on demande que certains mots ne soient pas employés, mais on ne soulève plus certaines questions qu’à un prix, là aussi, jugé par beaucoup trop élevé.

Des champs de recherche pour le moins étonnants sont d’ailleurs depuis peu apparus, en même temps que des théories étranges qu’on doit admettre comme vraies sous peine d’accusation­s graves.

Par une singulière dialectiqu­e, on voit parfois — terrifiant spectacle dans une institutio­n vouée à la recherche de la vérité — une logique intellectu­elle consacrée à une recherche, et devant être menée avec l’humilité qui s’impose, être remplacée par une affirmatio­n ostentatoi­re et militante faite de la conviction inébranlab­le d’être vertueux jointe à celle de savoir absolument, lesquelles autorisent sans gêne ni retenue à insulter les sceptiques, à vouer publiqueme­nt aux gémonies quiconque ne pense pas comme vous, et ce, sans même avoir besoin d’examiner ses arguments.

L’enseigneme­nt risque alors fort de se faire endoctrine­ment, la formation intellectu­elle, préparatio­n au militantis­me et la recherche, l’affirmatio­n d’une conclusion connue d’avance, qu’une revue partageant ces vues ou prédatrice publiera d’ailleurs sans problème. Toutes les menaces à la libre discussion de toutes les idées sont des atteintes à la vie de l’esprit ; et avec elles, à l’école, est alors menacée la formation du futur citoyen capable de penser, de discuter et parfois de conclure qu’il devra vivre avec des gens qui ne pensent pas comme lui — en s’efforçant en attendant de les convaincre ou, qui sait, en admettant que ce sont eux qui ont finalement raison.

C’est, je le rappelle, l’école, sanctuaire de fabrique du citoyen éclairé, et l’université, lieu de la recherche libre et de la vie de l’esprit, qui sont ici en cause, et je ne peux m’empêcher de dire que c’est parfois par la tête qu’un mal fatal s’installe…

Mais qui sait ? Peut-être que ces deux événements sont notre point de bascule et qu’ils annoncent un nécessaire réveil. Celui-ci, en France, semble être brutal. Le nôtre pourrait l’être aussi.

Il demandera en tout cas du courage, un effort collectif et des gestes forts, venus d’en haut et d’en bas. Il demandera la réaffirmat­ion des valeurs par et pour lesquelles existent école et université, par-delà les personnes qui provisoire­ment les composent et les font exister : le savoir, la liberté d’enseigneme­nt et d’expression, le bien-fondé de la confrontat­ion des idées et bien d’autres.

Je m’en voudrais de ne pas rappeler ici une distinctio­n que font les philosophe­s et qui a toute son importance à propos du mot en n.

On distingue en effet l’usage d’un mot de sa simple mention.

Ainsi, la phrase « Pierre est un génie » comprend le mot « Pierre » et fait en effet référence à lui.

La phrase « “Pierre” est un mot de six lettres » le mentionne seulement. * Une lecture

Jean-Pierre Obin, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, Hermann, Paris, 2020. La citation plus haut en est tirée.

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