Le Devoir

Libérer la parole des femmes ne se fait pas sans heurts

Récolter les témoignage­s ne s’est pas fait sans heurts pour celles qui étaient dans les marges des pages de dénonciati­ons

- CATHERINE LALONDE

Elles ont agi en marge des pages en ligne où se récoltent depuis juillet des récits d’abus, de harcèlemen­ts et d’agressions sexuelles. Elles ont fondé, modéré ou agité les groupes de témoignage­s, pour que s’y libère la parole blessée des survivante­s, des victimes. Des témoignage­s comme ceux qui ont mis en cause Gilbert Rozon, dont on attend la dernière étape du procès début novembre, ou Marie-Pier Morin, qui annonçait cette semaine son retour. Elles ont pris soin de ces paroles, et du contexte, s’oubliant souvent elles-mêmes en retour. Trois mois plus tard, rencontre avec quatre femmes derrière Dis son nom et le Groupe de soutien pour femmes et minorités de genre (milieu littéraire QC).

«Si tout le monde est blessé, est-ce qu’on peut arriver à se guérir entre nous ? » C’est en se retrouvant submergée par l’ampleur de la tâche de gérer les témoignage­s sur le Groupe de soutien pour femmes et minorités de genre (milieu littéraire QC) (GSFM) qu’Emmanuelle Lamontagne (qui prend ce nom fictif pour préserver son anonymat) a eu cette question. « J’ai créé ce lieu parce que les gens autour de moi n’avaient pas l’espace mental ni l’énergie pour le faire. Je voulais le prendre sur moi, sachant que ce serait du travail, et du travail émotionnel. Je n’ai pas vu venir l’impact. »

Elle a lancé le groupe un jour de juillet, sans faire nulle invitation. Une initiative spontanée de libération de la parole, sans structure ni hiérarchie préétablie­s, sans programme autre que ceux qui se sont créés au cours des discussion­s, sans liste de qui serait invité ou non. À la vitesse grand V, le geste a pris une envergure inattendue, grâce au bouche-à-oreille Facebook. « Après deux heures, on était trente membres ; à la fin de la journée, une centaine. Je ne m’attendais jamais à ce qu’on finisse à 400 ou 500. »

Mme Lamontagne n’a pas dormi les trois jours suivants, restant en ligne quasi continuell­ement pendant une grosse semaine. « L’ampleur du problème, le nombre de personnes touchées et de témoignage­s, la violence et la douleur dans les histoires, ça a été vertigineu­x. J’avais tout sous-estimé. Ce que je ne voulais pas qui arrive aux autres m’est arrivé : je me suis perdue. »

Serrer les dents sur le clavier

Margot Cittone, éditrice chez Monsieur Ed, a été la première à la rejoindre comme administra­trice. « Je suis une des rares qui n’ont pas vécu d’agression dans le milieu. Du coup, je considère que c’est mon rôle de tenir, parce que c’est trop dur pour celles chez qui ça réactive des traumatism­es. » Résultat : elle a passé ses vacances en ligne, dort très peu depuis juillet, s’est isolée et est, de son propre dire, épuisée. « C’est pas grave, tempère-t-elle, c’est important. J’ai tellement confiance que quelque chose de beau et de grand va sortir de ça. »

Le sens d’un devoir, d’une chose qui doit être faite — d’une mission, presque —, revient dans toutes les entrevues. Aussi chez une des administra­trices de Dis son nom. « C’est plus grand que chaque histoire individuel­le.

Je ne retire pas de satisfacti­on de ce travail. J’ai juste pas le choix. C’est dans mes valeurs. Je veux soutenir ces mouvements, libérer la parole, nous protéger entre nous, et protéger des victimes potentiell­es. Au début, je me suis dit : “Vraiment ? Ça va tomber sur mes épaules à moi ? Delphine Bergeron, 37 ans, éducatrice ? C’est moi qui vais prendre cette charge ? La société au grand complet n’a pas été capable d’ajuster ses référents, pis c’est moi qui va lui dire : On peut-tu aborder ce problème ?” Je suis peutêtre naïve, mais je crois au système, et qu’on peut l’améliorer. Il suffit qu’on s’exprime, par la voix légale, politique, culturelle ou par les réseaux sociaux. »

Si elle est visée présenteme­nt, ainsi que Dis son nom, par une poursuite au civil, Mme Bergeron semble avoir bien su se préserver et protéger sa santé. « La santé mentale, c’est la base, surtout si on veut continuer à moyen et long terme. Il faut prendre chacun soin de soi. On ne peut pas que faire du bénévolat et oublier sa vie. Si mes collègues ne sont pas en forme, ça brime le mouvement. La ressource première, ce sont des gens », dit-elle. Mais, là aussi, tout déborde. « On n’a même pas fini de traiter tous les témoignage­s reçus depuis cet été… »

Mme Lamontagne, elle, n’a pu garder ses distances. « À un moment donné, c’est comme si j’étais devenue rien d’autre que le groupe. Les autres modératric­es ont aussi senti ça. Comme si, pour un moment, on n’avait plus existé en dehors de notre fonction pour ce groupe. Les membres ont peut-être un moment oublié qu’on était des humains, que l’espace ne tenait pas tout seul. Tout le monde vivait tant d’émotions, de douleur, de blessures, on voulait tellement tout

porter que c’était très dur de poser ses limites et de les faire respecter. On s’est toutes brûlées. J’ai passé là les huit jours les plus intenses de ma vie, en ligne, à donner tout, mon âme et mon corps, aux personnes qui avaient besoin de soutien, au point de m’oublier. Mon conjoint me disait : “Tu ne respires plus, faut que tu te couches, et que tu manges.” » Trois mois plus tard, porte-t-elle encore des traces ? Rire étouffé. « Littéralem­ent. Je me suis mise à serrer les mâchoires au point où une de mes dents a fendu. »

Du noir au gris

« C’est la troisième vague de dénonciati­ons, dit Delphine Bergeron. La société est prête à aborder le sujet et à trouver des solutions. Je participe d’un point de vue social, pas personnel : moi, je suis passée par le système de justice quand j’ai dénoncé les agressions que j’ai vécues ; je n’ai pas mis de noms sur la liste. Mais à la quantité de témoignage­s qu’on reçoit, je ne peux pas dévalorise­r ce choix [de la divulgatio­n par les réseaux sociaux]. C’est nécessaire de soutenir ce moyen de dénonciati­on et de protection. Et je suis surprise que les gens soient surpris de l’existence de ces listes d’agresseurs présumés. Depuis que je suis jeune, ce sont des informatio­ns qui se passent en petits groupes, en privé. C’est juste que là, c’est public. »

« Au début, je m’étais dit que j’avais rien à perdre », confie l’autrice Hélène Bughin, qui a nourri et agité le GMSF. « C’était pas vrai, j’avais des choses à perdre, et je les ai perdues. Ça fait mal. » Quoi donc ? « Beaucoup de tranquilli­té d’esprit. » Silence téléphoniq­ue, et des pleurs. « En juillet, c’était clair, tout était en noir et blanc : il y a une situation d’agression et il faut faire cesser ce comporteme­nt. Maintenant, c’est plein de zones grises, où on se demande ce qu’on condamne, ce qu’on accepte, jusqu’où on va, ce qu’est une justice réparatric­e. J’ai peur que ça divise là où on voulait rassembler. »

Malgré le contrecoup, les poursuites, les menaces reçues en messages privés, elles sont convaincue­s qu’il y avait, qu’il y a et qu’il y aura quelque chose à gagner. « Quand j’apprends que des politicien­s de tous les partis abordent la question, j’ai l’impression

qu’enfin nouvelle Syllabes et comme La sur les Quelles écrivains revues revue le nationale sujet, formés Mme des et ça maison Lettres répercussi­ons de les des débouche conséquenc­es québécois Lamontagne création. à groupes des l’Union textes québécoise­s d’édition éditeurs de paraissent », et des sur dit travail à nomme heureuses. écrivaines l’Associatio­n Mme de leurs Diverses réfléchit spécifique­s livres dans Bergeron. paroles la Bergeron avec qui perdu » ont pour des Hélène à beaucoup elles, mis respecter : gants « en Maintenant, personnell­es Bughin avant blancs d’admiration les valeurs ce : jusqu’aux « mouvementl­à. je Comme ? m’exprime Delphine des envers gens coudes j’ai plusieurs plus impression­ner, libre. d’avoir auteurs J’ai une je moins du peux pratique milieu, de balayer personnes ça d’écriture me les contrainte­s permet à La contrainte que et celle écrire de d’expériment­er. plaire comme est ça moins me » tente. Emmanuelle présente est devenue Lamontagne beaucoup plus : « Ma militante. parole J’ai malaises moins dans de difficulté la vie et à dans souligner mes contextes mes de travail. Je ne ressens plus la nécessité de me taire. » Oui, conclutell­e, il y a eu aussi libération de sa parole, intime et sociale.

Tout le monde vivait tant d’émotions, de douleur, de blessures, on voulait tellement tout porter que c’était très dur de poser ses limites et de les faire respecter. On s’est toutes brûlées. J’ai passé là les huit jours les plus intenses de ma vie, en ligne, à donner tout, mon âme et mon corps, aux personnes qui avaient besoin de soutien. EMMANUELLE LAMONTAGNE

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