Le jeu des mots
Des politiciens fédéraux ont choisi cette semaine d’utiliser l’affaire Verushka Lieutenant-Duval à des fins politiques. Cela n’augure rien de bon alors que le débat sur le racisme systémique prend de plus en plus les allures d’un enjeu politique qui ne laisse pas de place au moindre compromis. Dans le cas présent, les leaders politiques n’ont pas été à la hauteur de la situation. La plupart d’entre eux ont manqué de courage en essayant de plaire à leurs clientèles cibles respectives, plutôt que de les inviter à sortir de leur zone de confort.
Personne n’a été surpris de voir le premier ministre, Justin Trudeau, et la vice-première ministre, Chrystia Freeland, privilégier la lutte contre le racisme dans leurs interventions. « Notre gouvernement reste sans équivoque. Le racisme anti-Noir est à la fois odieux et illégal. Face à l’injustice, nous ne pouvons jamais rester silencieux », a répété Mme Freeland. Mais en laissant entendre que le geste de Mme Lieutenant-Duval, qui a prononcé (en anglais) le mot en n dans un cadre strictement pédagogique, constituait un acte raciste, Mme Freeland et M. Trudeau ont commis un tort répréhensible à la jeune professeure et ont détourné le sens même d’un débat qui porte surtout sur la liberté d’enseignement.
Que certains membres de la communauté noire aient été offensés par le geste de Mme Lieutenant-Duval n’en fait pas pour autant un acte raciste. Surtout si on considère le contexte de son usage. Elle s’en est servie pour illustrer, lors d’un cours offert en ligne à l’Université d’Ottawa, le concept de « resignification subversive », selon lequel un mot conçu pour insulter est récupéré par les victimes visées, qui en font un marqueur d’identité. Non seulement l’administration de l’université ne s’est pas portée à la défense de Mme Lieutenant-Duval, mais le recteur Jacques Frémont l’a désavouée en déclarant que « les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression ».
À quoi sert l’université si certains mots sont interdits sous prétexte que certains étudiants pourraient se sentir blessés par leur utilisation ? S’il y a un lieu dans la société où les tabous devraient être débattus et les mots analysés sans censure, c’est bien dans nos établissements universitaires. Sinon, ils ne deviennent que des usines à endoctrinement, voire à infantilisation, où le développement de tout sens critique n’est pas possible.
Or, pour le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh, il n’existe aucun contexte, même universitaire, où le mot en n puisse être prononcé. « C’est tellement clair qu’un professeur ne doit pas utiliser un mot comme ça, qui est chargé, qui est plein de racisme historique, qui peut blesser les autres, a-t-il martelé cette semaine. Tout le monde est d’accord. C’est complètement inacceptable, ce qu’elle a fait. » C’est ainsi que M. Singh démontre sa solidarité avec les militants de la culture du bannissement (cancel culture) qui font de nos campus universitaires des zones interdites aux points de vue divergents. Cela pourrait être rentable politiquement pour M. Singh auprès d’un électorat de gauche pour qui le déboulonnage des statues est à la mode.
La nouvelle cheffe du Parti vert du Canada, Annamie Paul, n’a pas fait mieux en s’attaquant à son homologue bloquiste, Yves-François Blanchet. « Avant de faire des déclarations sur un problème qu’il ne comprend pas, j’invite M. Blanchet à me contacter afin de lui expliquer pourquoi le mot n est douloureux pour beaucoup d’entre nous », a-t-elle déclaré dans un gazouillis cette semaine. Personne n’est insensible à la portée de ce mot. Personne non plus n’a le monopole de l’empathie. C’est indigne de la part de Mme Paul d’essayer de discréditer la position de M. Blanchet en raison de la couleur de sa peau. Mais le Parti vert courtise le même électorat que le NPD, et Mme Paul s’est engagée dans une lutte sans merci avec son adversaire néodémocrate.
Quant à M. Blanchet, il a eu le même réflexe que le gouvernement caquiste à Québec. « Saugrenu. Les gens qui défendent la liberté pédagogique, la science, la connaissance et l’esprit d’analyse ne sont pas des racistes à dénoncer », a écrit M. Blanchet dans un gazouillis. « Nuances entre les valeurs du Canada et du Québec », a-t-il renchéri dans un autre. De tels propos plaisent sans doute aux électeurs nationalistes du Bloc. Mais en déclarant qu’il n’y a « aucune autre position » à prendre dans cette affaire que celle « de la protection de la liberté académique et pédagogique », M. Blanchet balaie sous le tapis l’importance de la lutte contre le racisme systémique à laquelle tous les gouvernements doivent s’atteler.
Pour sa part, le chef conservateur, Erin O’Toole, a cherché à éviter la controverse. « Nous devrions rechercher un point d’équilibre qui respecte le débat, la liberté d’expression, tout en respectant les individus qui sont dans les salles de cours », a-t-il dit en conférence de presse. Contrairement à ses collègues des autres partis, on ne pourra pas accuser M. O’Toole de récupération politique dans cette affaire. Dieu merci. Il y en a eu déjà trop.
S’il y a un lieu dans la société où les tabous devraient être débattus et les mots analysés sans censure, c’est bien dans nos établissements universitaires. Sinon, ils ne deviennent que des usines à endoctrinement, voire à infantilisation, où le développement de tout sens critique n’est pas possible.