Que reste-t-il du désir d’un pays ?
C’est arrivé il y a 25 ans, mais je m’en souviens comme si c’était hier. Montréal. 30 octobre 1995. J’avais 16 ans. Je venais d’assister à un deuxième référendum perdu. Je vivais ma première grande peine politique. J’avais milité pour le camp du Oui, à défaut de pouvoir voter. Nous y avions cru, surtout dans les derniers jours. J’avais même donné rendez-vous à des amis au centre-ville pour fêter la naissance du pays, mais non, tout s’était effondré comme un château de cartes et j’étais resté à la maison, atterré.
Mes parents avaient bien tenté de me faire comprendre que c’était une défaite à saveur de victoire et que la partie n’était pas terminée, mais j’avais bien senti ce soir-là, instinctivement, qu’en politique, une demivictoire, ça n’existait pas. Soit l’on gagnait, soit l’on perdait. Point. Et que l’histoire du Québec était malheureusement parsemée d’un plus grand nombre de revers. Pourtant, allongé dans mon lit, incapable de dormir, je ressassais les événements des dernières années qui semblaient tous pointer vers ce triomphe que tant de Québécois espéraient. Je me souvenais, comme si j’y étais, de cet historique défilé de la Saint-Jean-Baptiste sur la rue Sherbrooke, en 1990, la première d’importance organisée depuis les affrontements qui marquèrent celles de la fin des années 1960. J’avais 11 ans. Depuis quelques heures à peine, l’accord du lac Meech venait officiellement d’être sabordé et les gens étaient sortis dans les rues de Montréal, en furie. Il y avait une mer de drapeaux et un océan de spectateurs. Pendant toute la durée du défilé, les gens scandaient des : « Vive le Québec libre ! », « Mulroney au poteau ! », « On veut un pays ! ». L’appui à la souveraineté avait bondi, dépassant les 60 %, et semblait plus réalisable que jamais.
Je me souvenais des fortes émotions qui m’avaient alors assailli pour la première fois et dont je découvrais la puissance d’enivrement. Ce sentiment d’appartenir à une collectivité qui ne se laissait pas piler sur les pieds et qui réclamait haut et fort le respect et le droit à la dignité. Cette fierté de faire partie d’un peuple qui allait se prendre en main et construire un pays nouveau qui répondrait enfin à ses aspirations et à ses besoins. C’est ce jour-là, j’en suis aujourd’hui persuadé, que je suis tombé amoureux des Québécois et de l’idée de pays.
[...]
À la prochaine fois…
Aujourd’hui, j’ai 41 ans et j’ai dû douloureusement constater que les victoires électorales (comme les défilés de la Coupe Stanley, d’ailleurs) avaient été depuis bien espacées.
Mais cette émotion première que j’avais ressentie lors de ces années d’effervescence et d’affirmation brûle toujours en moi aussi fortement que lors de cette journée ensoleillée de juin 1990 lors de laquelle j’ai pris conscience de la beauté et des immenses potentialités de ma société.
Elle résonne aussi chez mes fils, qui ont saisi avec les années, en me voyant parfois ému en regardant des documentaires sur les deux référendums ou des envolées lyriques de René Lévesque, qu’un pays peut également engendrer de folles espérances.
Ce profond désir de liberté et de justice, auquel seule l’indépendance ne pourra jamais pleinement répondre, habite encore, dans des replis plus ou moins enfouis, j’en suis convaincu, des millions de Québécois qui ont déjà souhaité le pays de toutes leurs forces et ont transmis ce sentiment d’amour pour leur peuple à leurs proches et à leurs descendants. Comme l’ont fait les militants et les rêveurs de la première heure, ces baby-boomers vieillissants qui ont tant accompli et qui tendent tranquillement le flambeau à une nouvelle génération qui continuera le combat.
Ils nous auront légué ce rêve fou de créer un pays avec nos mots, nos valeurs et notre sensibilité au monde, avec tout ce que cela représente de capacités à exploiter, de possibilités à explorer pour une collectivité comme la nôtre dont l’existence même aura de tout temps été menacée. Après des siècles de honte et de servitude, nous pourrions enfin mener notre histoire à un nouveau départ où les dés ne seraient plus pipés et où tout serait à construire et à écrire.
Quand je regarde les mouvements indépendantistes vibrer dans de nombreuses contrées à travers le monde, et particulièrement en Catalogne et en Écosse, je me dis que cette idée de pays à créer est tout sauf dépassée. Qu’elle n’est pas liée à une mode ou à une époque. Qu’elle n’attend que quelques tournures du destin pour ressurgir à l’avant-plan, comme ce fut le cas en Catalogne ces dernières années, où l’appui à l’indépendance a bondi en à peine cinq ans (2010 à 2015) de 20 % à près de 50 %, et qu’elle s’y maintient à peu près depuis. Il suffit parfois d’une étincelle pour allumer le brasier.
Le temps de l’Histoire paraît parfois bien long et capricieux, mais je suis persuadé que cette pulsion de création, qui habite tant de Québécois, n’attend que le bon moment pour ressurgir et enfin mener à terme les rêves de grandeur de nos ancêtres. Car tant qu’il restera des gens pour croire à l’idée de pays, l’espoir perdurera.