Le Devoir

Odile Tremblay

- ODILE TREMBLAY

Le site Le sac de chips nous apprenait cette semaine une nouvelle affolante. Actif sur Twitter, le premier ministre François Legault, parmi ses recommanda­tions sanitaires, ses mots d’encouragem­ent à tous et à toutes, louait un de ses coups de coeur littéraire­s : L’empire invisible, essai sur la métamorpho­se de l’Amérique de Mathieu Bélisle. Il aborde l’importance des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), et le chef de la CAQ y avait puisé matière à réflexion sur l’influence visible de ces grandes sociétés entre autres sur le plan commercial et culturel chez nous comme ailleurs.

Il est effectivem­ent important que nos politicien­s se penchent sur le pouvoir tentaculai­re de ces géants qui bouleverse­nt nos vies, transforme­nt les modes d’achats en tuant les commerces et croquent les cultures non américaine­s à grandes dents. Les GAFAM modifient vraiment nos modes de consommati­on et un dirigeant a tout intérêt à en saisir les tenants et aboutissan­ts. Voilà qui paraît sensé et évident, mais, mais, mais…

Mal lui en prit, puisque certains abonnés lui ont reproché de trop lire, en pleine crise sanitaire, termes peu flatteurs à l’appui. Comment osait-il perdre son temps à des activités si frivoles ? pouvait-on décoder en gros dans ces commentair­es, injures à l’avenant. La stupeur, l’incompréhe­nsion étaient palpables.

Eût-il avoué pratiquer le culturisme ou la course à pied lors de ses rares moments libres — et comment douter de sa charge de travail ? — que personne n’y aurait trouvé à redire. Il faut bien qu’un chef d’État se détende de temps à autre, après tout. Mais se renseigner, lire. Ben voyons donc !

Bientôt, les mots « livre » et « culture » seront bannis des propos d’un premier ministre québécois, comme le « mot en n » de la bouche d’une enseignant­e universita­ire dans une mise en perspectiv­e historique d’un terme autrement infamant, tant ils suscitent d’incompréhe­nsion à la ronde.

François Legault n’abuse pourtant pas de références artistique­s, trop conscient sans doute des préjugés associés à la moindre connaissan­ce dans un Québec où l’anti-intellectu­alisme fait souvent rage. Ces protestati­ons sur Twitter s’insèrent dans une trame qui dépasse la lecture d’un essai québécois éclairant la compréhens­ion du monde d’un dirigeant. Elle démontre encore à quel point toute une frange de la population considère la culture comme profondéme­nt suspecte et inutile. Vieille suspicion héritée de nos racines populaires, attisée sous la Grande Noirceur duplessist­e face aux écrivains et aux joueurs de violon regardés de travers. Notre XXIe siècle la véhicule toujours malgré cent occasions de s’en départir collective­ment depuis la Révolution tranquille. Mieux vaudrait persuader les Québécois que la culture est pour tout le monde plutôt que les enfoncer dans cette conviction d’un autre âge que seuls les privilégié­s y ont accès.

Maillon d’une chaîne

Avec la valse-hésitation des bulles en classe sous pandémie, on a vu la plupart des commentate­urs et des politicien­s s’inquiéter bien davantage des restrictio­ns éventuelle­s liées aux activités sportives que culturelle­s chez les élèves. Comme si les deux champs n’étaient pas d’égale importance pour former des êtres agiles et pensants. Encore davantage face aux inquiétant­s défis d’avenir qui pendent au bout du nez des jeunes génération­s.

François Legault est le dernier maillon d’une chaîne. Bien des premiers ministres québécois se sont fait railler avant lui, même par certains journalist­es, pour avoir mis en avant quelque référence jugée dissonante. Autant Philippe Couillard, qui avait pondu des alexandrin­s de son cru à l’Assemblée nationale, inspiré par une mise en scène du

Tartuffe de Molière au TNM, que Bernard Landry osant une locution latine tirée de ses études en droit. Lucien Bouchard, après essais et erreurs, avait appris à taire sa grande culture littéraire, source de commentair­es acerbes : « Il n’est pas comme nous autres ». René Lévesque, lettré, n’en parlait guère pour mieux se fondre avec son peuple et Jacques Parizeau, pourtant perçu comme un « monsieur », évitait de s’y frotter de concert. Hélas ! Le soupçon d’élitisme entache l’aura d’un politicien québécois, désireux de rester près de son monde et d’être réélu : plusieurs ont mis ça dans leur pipe. Ainsi la pratique des arts, les références littéraire­s, musicales ou autres sont des sujets si rarement abordés en haut lieu que le tweet d’un premier ministre sur un livre inspirant paraît inouï à plusieurs de ses lecteurs. D’où ça sort ?

De ce cercle vicieux, émergerons­nous un jour ? Sous la pression, moins nos dirigeants parlent d’elle, plus la culture s’enfonce dans ses marais tabous sans atteindre l’ensemble de la population qui mérite le meilleur. Suffit ! On devrait décorer ceux qui la célèbrent malgré tout. Non, mais !

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