Le Devoir

Séduire pour conjurer la peur d’écrire

Chez Jean-Pierre Ferland, le ravissemen­t vient de son extraordin­aire capacité de dire les mots justes et les mots beaux d’un même élan

- ENTREVUE SYLVAIN CORMIER

Belle idée. En guise de doux retour à la scène, le Théâtre de la ville à Longueuil propose « L’histoire de mes chansons », une série de quatre « spectacles entretiens ». Beau programme : conversati­on menée par Monique Giroux avec un parolier célébré, performanc­es d’interprète­s choisis. Ça devait se faire devant un public parsemé. Zone rouge oblige, ça se fera finalement pour les caméras seulement, avec accès virtuel chaque jeudi soir de novembre. En parallèle, Le Devoir propose quatre entrevues en autant de semaines.

Lire du Jean-Pierre Ferland. Dans les livrets des albums et des compilatio­ns. Dans le recueil Mes années d’école, paru en 1993 aux Éditions Jaune. Lire du Ferland et se laisser séduire. Se sentir caressé par les phonèmes ourlés à la main, ravi par l’extraordin­aire capacité de dire les mots justes et les mots beaux d’un même élan. Le son et le sens qui s’aiment et font des bébés qu’on appelle des chansons. L’impression d’être le jouet d’un esprit supérieur, la proie d’une intelligen­ce extrême, la victoire d’une sensibilit­é exacerbée. Un talent si grand que ça a forcément l’air un peu fendant. Le savoir-faire, à ce niveau, est toujours suspect.

Comment ça se peut, en avoir autant ? Autant de talent aussi brillammen­t développé ? Comment est-il pensable, Jean-Pierre Ferland, d’avoir écrit — exemple parmi tant d’autres — cette ligne parfaite : « Partir quelque part pour partir… » Au bout du fil, de chez lui à Saint-Norbert, Ferland ne répond pas tout de suite, et récite : « Partir quelque part pour partir / Pas pour fuir / Ni changer / Pas pour s’en aller / Aller quelque part s’en aller / Retrouver / L’air et le pollen / Je t’aime… » On le sent content de son coup, un peu émerveillé lui-même par le liant des sons, la vérité du désir exprimé, la pleine réussite de cette chanson au titre pareilleme­nt parfait :

Le soleil emmène au soleil. Il laisse échapper un petit rire fier, et lâche : « J’étais pas pire, hein ! »

Et puis il répond à la question. « Ce mot-là, talent, c’est un beau compliment, mais j’y ai jamais vraiment cru. Je suis pas niaiseux, je sais que j’ai écrit beaucoup de bonnes chansons, et certaines vraiment bonnes, Le petit roi, Le chat du café des artistes, Je reviens chez nous, Un peu plus haut, T’es belle, je sais ça, mais ça veut pas dire qu’au fond de moi [dans mon âme et dedans ma tête, serait-on tenté de dire], j’en suis convaincu. Même à 86 ans, je pense toujours la même chose qu’à l’adolescenc­e. Je n’ai pas de talent, je n’ai pas de talent, je n’ai pas de talent. »

Accusation et encouragem­ents

Il dit ça le plus sérieuseme­nt du monde. On le sait capable de cabotiner, de déplaire pour mieux plaire, de manipuler son monde, on peut recevoir une affirmatio­n aussi énorme avec une petite montagne de grains de sel, mais il y a quelque chose dans sa voix qui ne laisse pas de choix. Ferland avec pas d’talent, comme on dit avec pas d’casque. « J’ai passé ma vie à me dire ça. J’ai eu l’air arrogant, mais j’ai jamais eu confiance en moi, j’ai toujours été inquiet. C’est ma nature. Mais il y a autre chose. »

Et Ferland de raconter. « J’ai quitté l’École supérieure Saint-Stanislas en dixième année, à cause d’un professeur, un frère de l’instructio­n chrétienne. Il nous avait donné comme devoir d’“écrire un livre, sur ce que vous voulez, mais il faut que ce soit prêt en deux semaines”. Deux semaines après, je suis arrivé avec mon petit livre — mon petit cahier, en fait — plus ou moins intéressan­t, mais qui n’était pas ridicule. Ça se tenait. Et le lendemain ou la semaine d’après, je sais plus, le frère s’est levé en brandissan­t mon livre, et il a dit : “Voilà, mes garçons, un plagiat ! Commis par Jean-Pierre Ferland qui est là.” Je me suis levé et je suis parti, blessé à mort. J’ai lâché l’école. »

Ça vous marque l’écriture d’un sceau rouge sang. Il en aura fallu, après, des encouragem­ents, des hourras et des bis, des triomphes et des trophées, des

Je reviens chez nous par Nana Mouskouri partout dans le monde, des Un peu plus

haut par Ginette Reno sur le mont Royal… « Par la suite, j’ai eu la chance de rencontrer des gens formidable­s. J’ai été très encouragé dans mon écriture. Clémence corrigeait mes textes, elle, elle savait écrire ! Mais le grand moment qui m’a donné courage, qui m’a fait penser que j’étais capable de placer les bons mots à la bonne place, je l’ai vécu un jour en ouvrant la radio. Et là, tout d’un coup, j’entends Félix Leclerc qui chante de sa belle voix grave [il l’imite] : “Des yeux bruuuuuns pour le jouuuur / Des yeux veeeeerts pour l’amouuuur / Ton visaaaageu­uuu”. J’en revenais pas. J’étais abasourdi de bonheur. Si Félix chante une de mes chansons, ça veut dire que j’écris bien. »

Ça ne pouvait pas nuire. « Ça n’a pas réglé mon anxiété, mais j’étais validé. » De là, talent ou pas, il allait être prolifique. Sur le nombre, se disait-il, il y en aura « qui se détacheron­t ». L’échec de sa comédie musicale Gala, la volonté farouche de se « refaire » avec Madame Simpson, l’aura bien montré : la confiance en ses capacités va demeurer un combat. « Ce qui m’a aidé aussi, c’est d’apprendre la guitare. Composer. J’ai travaillé avec des compositeu­rs extraordin­aires, Paul de Margerie, Paul Baillargeo­n, Michel Robidoux, François Cousineau, Daniel Mercure, plein d’autres, mais une fois que j’ai pu me débrouille­r avec une guitare, ça m’a libéré. Quand j’avais une mélodie, les paroles me venaient facilement. »

Son amour de musique

« Pour Le soleil emmène au soleil, la musique de Paul Baillargeo­n était là, déjà. À ce moment de ma carrière, je m’étais mis très ami avec la musique. Je vivais une petite histoire d’amour avec la musique. On se séduisait l’un l’autre, jusqu’à ce qu’une phrase arrive et que je la trouve belle. Partir quelque part pour partir, c’était bien, mais après ça ? Je me demandais comment je pourrais faire pour lui donner une vie, à cette phrase qui sonnait bien. Je l’ai emmenée au soleil À l’amour. C’est pas surprenant que j’aie écrit beaucoup pour les femmes. Écrire une bonne chanson et séduire, ça se ressemble pas mal. »

Longue pause à Saint-Norbert. Jean-Pierre Ferland prend son temps avant de continuer. Il faut les bons mots. « Ça a été ma meilleure façon d’avoir moins peur, de ne pas être obsédé par mon manque, ce fameux manque de talent. Trouver mille façons de séduire. Mille raisons de parler d’amour… pour me faire aimer. »

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? L’auteur-compositeu­r-interprète Jean-Pierre Ferland, chez lui à Saint-Norbert
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR L’auteur-compositeu­r-interprète Jean-Pierre Ferland, chez lui à Saint-Norbert

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