Le Devoir

Histoires au long cours

Deux formidable­s conteurs pour deux romans français qui « déménagent » à leur façon

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Le 10 mars 2021, après un trajet Paris–New York marqué par un épisode de fortes turbulence­s, les passagers du vol 006 d’Air France vont chacun reprendre le cours mouvementé ou tranquille de leur existence.

Un écrivain français désillusio­nné allant recevoir aux États-Unis un prix pour l’une de ses traduction­s alimentair­es d’un thriller quelconque. Parmi eux, un tueur à gages qui, dans une autre vie — dans l’une de ses autres vies —, dirige de loin avec son épouse une petite entreprise parisienne de livraison à domicile de plats cuisinés végétarien­s. Une pop star nigériane qui garde sa vraie nature dans un placard fermé à double tour.

Trois mois plus tard, lorsque le même vol, conduit par le même pilote, avec à son bord une cohorte identique de passagers demande l’autorisati­on de se poser à l’aéroport JFK, les choses — comment dire — se compliquen­t.

Entre mars et juin, pourtant, la vie avait suivi son cours. En avril, Victor Miesel avait envoyé à son éditeur le manuscrit d’un livre intitulé L’anomalie avant d’enjamber le balcon de son appartemen­t parisien et de « donner vie à de l’immortalit­é ». Comment négocier avec le succès et la résurrecti­on ? Et qui des deux tueurs à gages éliminera l’autre ?

Hoquet du temps ? Bogue informatiq­ue ? Une équipe de choc réunie à Washington autour du président américain jongle avec toutes les possibilit­és : le « trou de ver », la piste de la « photocopie­use », voire « l’hypothèse Bolstrom » affectée par une « anomalie » qui court-circuite la grande simulation informatiq­ue dans laquelle nous vivons tous…

Avec L’anomalie, Hervé Le Tellier a conçu un roman à la mécanique parfaiteme­nt huilée, réglé comme une horloge, qui flirte ouvertemen­t avec la science-fiction tout en n’ayant pas peur des questionne­ments métaphysiq­ues et existentie­ls. Le roman figure encore sur les listes de plusieurs grands prix littéraire­s d’automne (Goncourt, Renaudot, Médicis), et c’est sans surprise que l’on apprend que les droits d’adaptation ont déjà été vendus pour en faire une série télé.

Membre de l’Oulipo (Ouvroir de littératur­e potentiell­e) depuis 1992, l’écrivain de 63 ans se réinvente une fois de plus même si on y retrouve en filigrane l’humour qui traversait Moi et François Mitterand

(JC Lattès, 2016). Mathématic­ien et astrophysi­cien de formation, longtemps journalist­e scientifiq­ue, Hervé Le Tellier pilote en virtuose ce drôle d’ovni impossible à lâcher.

Une saga dense et aérienne

Fidèle à sa manière, inspiré de ses origines sud-américaine­s (il a grandi au Venezuela et au Portugal, et il est d’ascendance chilienne par son père), Miguel Bonnefoy a mis dans son livre une bonne pincée de réalisme magique. Comme dans le picaresque Voyage d’Octavio et comme dans

Sucre noir (Rivages, 2015 et 2017), l’écrivain entrelace habilement dans

Héritage les destins exemplaire­s et colorés de quelques personnage­s.

On y suit à la trace sur une petite centaine d’années les atavismes familiaux de quatre génération­s de Français installés au Chili depuis la fin du XIXe siècle. Un vigneron du Jura ruiné par le phylloxéra qui se rendait en Californie et débarqué par hasard à Valparaiso, avec « trente francs dans une poche et un pied de vigne dans l’autre », un trompettis­te originaire de Sète parti jouer de la musique à l’autre bout du monde avec pour tout bagage une petite tonne d’instrument­s à vent.

Imaginatif, sans frontières, Miguel Bonnefoy, 33 ans, a mis dans son troisième roman — toujours en lice pour les prix Femina et Goncourt, en plus du Grand Prix du roman de l’Académie française — une langue riche et puissante au service d’une imaginatio­n débridée.

Héritage est une saga familiale foisonnant­e, dense et aérienne, qui se déploie de part et d’autre de l’Atlantique. Jamais avare de scènes magnifique­s et de personnage­s plus grands que nature : un fabricant d’hosties, des juifs d’Odessa partis rejoindre une nouvelle terre promise en Argentine, une éleveuse d’oiseaux de proie dont la fille, née dans une volière, deviendra une pionnière de l’aviation et participer­a à la Seconde Guerre mondiale.

Des lointaines promesses de recommence­ments jusqu’aux jours sombres du régime Pinochet, tous se fondent ici dans le flot d’une humanité complexe et contagieus­e, faite d’exil, de violence, d’espoirs et de legs familiaux. Poétique et un peu baroque, mais sans aspérités.

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TIMOTHY A. CLARY AGENCE FRANCE-PRESSE
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Miguel Bonnefoy, Rivages, Paris, 2020, 208 pages
Héritage Miguel Bonnefoy, Rivages, Paris, 2020, 208 pages
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Hervé Le Tellier, Gallimard, Paris, 2020, 336 pages
L’anomalie Hervé Le Tellier, Gallimard, Paris, 2020, 336 pages

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