Le Devoir

Pour ne jamais oublier

L’écrivain américain Colson Whitehead met la main sur son deuxième Pulitzer avec ce roman qui dénonce les conséquenc­es déchirante­s du racisme systémique

- CRITIQUE ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC

En 2014, des étudiants en archéologi­e de la University of South Florida ont fait une découverte surprenant­e. Sur un demi-hectare de mauvaises herbes, entre l’ancienne grange et la déchetteri­e de l’école publique pour garçons Dozier, située dans la petite ville de Marianna, se trouvait un cimetière clandestin, abritant les restes d’étudiants qui avaient péri sous la torture, le viol et la mutilation aux mains de gardiens dont la mission consistait à en faire des « hommes honnêtes et honorables ».

Pendant plus d’un siècle, des milliers d’adolescent­s — pour la plupart afroaméric­ains — ont vu ce qui leur restait d’enfance et d’espoir être dérobé par la cruauté et l’intoléranc­e des hommes, dans cette usine à souffrance­s, enterrée — l’une parmi tant d’autres — sous des siècles de déni collectif.

Cette histoire intolérabl­e — cicatrice encore brûlante de la blessure raciale qui déchire l’Amérique — est au coeur du bouleversa­nt et troublant nouveau roman de l’écrivain Colson Whitehead, Nickel Boys, pour lequel il s’est vu remettre le second prix Pulitzer de sa carrière.

Elwood Curtis, jeune Afro-Américain brillant, admirateur des préceptes de paix de Martin Luther King, s’apprête à intégrer les bancs de l’université. Or, ses ambitions seront anéanties lorsqu’une erreur judiciaire l’enverra à la Nickel Academy, une maison de correction qui s’engage à remettre les délinquant­s dans le droit chemin.

En dépit des mauvais traitement­s, des cauchemars récurrents et de l’absence d’éducation, Elwood s’accrochera à ses espoirs et trouvera un allié précieux en Jack Turner, un autre pensionnai­re dont le scepticism­e n’a d’égal que l’idéalisme du premier. Mais peut-on vraiment sortir indemne d’une telle expérience ?

L’écrivain n’atténue jamais la réalité horrifiant­e qu’il dépeint, s’y collant pour soigneusem­ent éviter les pièges du pathos. Jamais non plus ne laisset-il s’adoucir le sentiment d’oppression et d’insoutenab­le injustice qui grandit au fil des pages, d’une intensité que les lecteurs privilégié­s ne peuvent qu’entrevoir et effleurer.

Dans cette sépulture littéraire, le romancier ne se contente pas d’offrir un éclairage implacable et sans concession sur un chapitre de l’histoire des États-Unis ni de tenter d’éclaircir les noeuds mythologiq­ues qui fournissen­t eau et nourriture aux racines du racisme systémique.

En choisissan­t de faire osciller son récit entre la Floride ségrégatio­nniste des années 1960 et le New York contempora­in, Colson Whitehead se joue du temps pour mieux déconstrui­re une Histoire érigée sur une mémoire sélective, dictée par le discours dominant.

Il retrace ainsi les conséquenc­es déchirante­s et impérissab­les du silence, de l’euphémisat­ion et de la reconnaiss­ance tout au plus superficie­lle des horreurs sur lesquelles se construit une nation, de l’héritage qu’elles laissent au pouvoir comme aux plus démunis, et des dérives récidivist­es qu’elles entraînent immanquabl­ement. Une lecture nécessaire.

 ?? MICHAEL LIONSTAR ?? En choisissan­t de faire osciller son récit entre la Floride ségrégatio­nniste des années 1960 et le New York contempora­in, Colson Whitehead se joue du temps pour mieux déconstrui­re une Histoire érigée sur une mémoire sélective, dictée par le discours dominant.
MICHAEL LIONSTAR En choisissan­t de faire osciller son récit entre la Floride ségrégatio­nniste des années 1960 et le New York contempora­in, Colson Whitehead se joue du temps pour mieux déconstrui­re une Histoire érigée sur une mémoire sélective, dictée par le discours dominant.

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