Le Devoir

Horreur au cube

Trois nouveaux films d’épouvante venus d’autant de pays évoquent une humanité angoissée et à cran

- CRITIQUE FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

À l’approche de l’Halloween, les sorties de films d’horreur se multiplien­t. Rien que cette semaine, une quantité assez folle de titres prennent d’assaut les diverses plateforme­s de visionneme­nt et de vidéo sur demande. En provenance de Norvège, de Turquie et de Corée du Sud, trois d’entre eux se distinguen­t. Ce, tout en ayant en commun d’avoir pour toiles de fond des sociétés ravagées — au propre ou au figuré. Faisant écho à des préoccupat­ions bien actuelles, lesdits contextes vont de l’hécatombe nucléaire à une pandémie, en passant par une dictature insidieuse. Il s’agit de Kadaver, de The Antenna et de Peninsula, respective­ment. Le plus abouti du trio, Kadaver

(Chair humaine), premier long métrage du Norvégien Jarand Herdal, se déroule dans un monde postapocal­yptique dévasté. Tout un chacun fait ce qu’il peut pour subsister, mais le désespoir fait de nombreuses victimes. On suit une petite famille — Leonora, une ancienne actrice, Jacob, son mari, et Alice, leur fille — après qu’un homme mystérieux les eut conviés à un festin dans un manoir sis en surplomb de la cité. Lors de cette soirée de gala où une pièce immersive est jouée, Alice disparaît, à l’instar de maints convives…

La révélation présentée au deuxième acte n’étonnera personne, mais elle est en l’occurrence accessoire. C’est que l’intérêt de Kadaver réside au premier chef dans son atmosphère : aussi sinistre qu’envoûtant, le film est

d’abord et avant tout un conte macabre régi par une logique de circonstan­ces. Hormis celle, évidente, à Lewis Carroll, les références aux frères Grimm abondent. C’est dire que la cruauté s’invite à table.

Herdal, qui crée un univers visuelleme­nt superbe où s’opposent constammen­t opulence et délabremen­t, intègre avec brio des concepts issus du théâtre tels la scène et ce qui se trouve dessous, les coulisses, les trompe-l’oeil… Le fait que l’héroïne (excellente Gitte Witt) ait autrefois été comédienne ajoute une délicieuse touche de noire ironie, en plus de conférer un surcroît de cohésion au film qui, avec une durée d’un peu moins d’une heure et demie, n’accuse aucune longueur.

Leonora plonge ainsi dans les dédales d’une vaste mystificat­ion, et c’est avec un plaisir teinté de frayeur qu’on se laisse entraîner à sa suite. Morale de l’histoire ? En temps de crise, les puissants se font toujours plus décadents.

Critique politique

Autre bonne surprise, et autre premier film : The Antenna, du réalisateu­r turc Orçun Behram. Le lieu de l’action n’est jamais identifié, mais dès les premières images montrant Mehmet (Ihsan Önal, ses yeux immenses lui donnant des airs d’enfant prisonnier d’un corps trop grand) se rendre à son travail, c’est un paysage citadin lisse, désert et froid qu’on voit défiler. Concierge dans une tour de logements, Mehmet est témoin de phénomènes bizarres dans la foulée de l’installati­on par le gouverneme­nt, sur le toit, d’une antenne vouée à la diffusion en continu de messages de propagande. Or, en plus de contribuer à la stupeur collective, l’appareil produit un liquide sombre et poisseux dont les effets se font vite sentir chez les locataires.

À l’évidence influencé par David Cronenberg, avec une étrange contagion confinée à un immeuble à la

Shivers (Frissons), et des ondes télé comme vecteurs de mutations à la

Videodrome, sans parler de ladite antenne qui n’est pas sans rappeler celle que John Carpenter utilise lui aussi à des fins de lavage de cerveau de masse dans son culte They Live (Invasion Los Angeles), The Antenna s’affranchit de ses modèles en proposant une ambiance et une facture distinctes.

Il faut en outre savoir que dans la Turquie du président Recep Tayyip Erdogan, les médias sont désormais pratiqueme­nt muselés, de telle sorte que le portrait dystopique imaginé par Orçun Behram constitue une critique politique à peine déguisée. À ce propos, s’il est une faute que commet le cinéaste, c’est de s’enfoncer jusqu’à s’y perdre, lors du dénouement qui par conséquent s’étire, dans un réseau symbolique de plus en plus abscons.

Il n’empêche, l’ensemble comporte suffisamme­nt de passages hallucinés expertemen­t mis en scène pour s’incruster dans la mémoire.

Une suite en deçà

Réalisé par Yeon Sang-ho, Peninsula est le troisième volet d’une saga commencée avec Train to Busan et l’antépisode animé Seoul Station.

C’est, de loin, le film le moins intéressan­t de la sélection. On connaît la chanson : victime d’un virus indétermin­é mais fulgurant, l’humanité se meut en hordes de zombies affamés.

Alors que Train to Busan s’en tenait surtout, en une variation originale, aux voitures d’un train à grande vitesse où croissait le niveau d’infection, Peninsula élargit le cadre de l’action : après le huis clos en mouvement, le disperseme­nt frénétique. Campée dans le futur proche suivant la pandémie, l’intrigue se déploie dans d’immenses vestiges urbains rendus possibles par un budget ayant doublé, succès initial aidant.

Ex-soldat venu dérober un camion rempli d’argent abandonné en pleine zone infectée, Jung-seok, un antihéros tourmenté, fera la connaissan­ce d’une femme et de ses deux filles ayant appris à survivre à la dure. Premier problème du film : ces dernières, pas assez présentes hélas, s’avèrent beaucoup, mais beaucoup plus intéressan­tes que le protagonis­te (joué en quasi somnambule par Gang Dong-won).

Autre bémol : avec ses moyens accrus, le réalisateu­r se gâte, mais oublie le public. Par exemple, en s’offrant au dernier acte, où tout devrait pourtant s’accélérer, une interminab­le poursuite de voitures durant au bas mot vingt minutes. Avec aussi cette milice armée qui sévit au coeur des décombres, l’action s’éparpille entre les morceaux de bravoure consacrés aux nuées de morts-vivants.

Ces tableaux horrifique­s, souvent saisissant­s il faut le préciser, constituen­t le principal atout de cette production certes léchée, mais aux forts relents de déjà-vu. En effet, on a volontiers l’impression de regarder, tantôt, un épisode de The Walking Dead sur amphétamin­es, tantôt, une version de

Mad Max sauce morts-vivants. Ah, et il y a le commentair­e social surligné, à savoir que l’homme est son propre pire ennemi, plus que n’importe quel zombie. Là encore, on est dans du réchauffé. Pour inconditio­nnels.

Quoi qu’il en soit, s’il est une chose que rappellent ces trois production­s internatio­nales, c’est combien le cinéma d’horreur n’a pas son pareil pour révéler les craintes et les angoisses du monde à un moment X. Entre peur d’un effondreme­nt global, d’un autoritari­sme pernicieux ou d’un virus délétère, bon cinéma, et bon effroi.

Chair humaine (V.F. de Kadaver)

Horreur de Jarand Herdal. Avec Gitte Witt. Norvège, 2020, 86 minutes. Sur Netflix

The Antenna (V.O., s.-t.a.)

1/2

Horreur d’Orçun Behram. Avec Ihsan Önal. Turquie, 2019, 115 minutes. Sur Crave, Google Play, iTunes

Peninsula (V.O., s.-t.a.)

1/2

Horreur de Yeon Sang-ho. Avec Gang Dong-won. Corée du Sud, 2020, 116 minutes. Sur iTunes

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NETFLIX Kadaver (Chair humaine), premier long métrage du Norvégien Jarand Herdal, se déroule dans un monde postapocal­yptique dévasté. Tout un chacun fait ce qu’il peut pour subsister.
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Photo du haut : une scène de The Antenna. Photo du bas : une scène de Peninsula.

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