Failles et fragilités du corps policier
La crise d’Octobre telle que vue par des acteurs longtemps restés dans l’ombre : les forces de l’ordre
«En 1968, je me suis marié entre deux bombes ! »
Non, ce n’est pas une confidence d’un ancien felquiste, mais plutôt celle, au bout du fil, d’un protagoniste d’un autre camp dans la grande saga de la crise d’Octobre, figure très connue au sein du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Robert Côté, aujourd’hui à la retraite, faisait alors partie d’une escouade que l’on qualifierait de « multitâches » : fusillades, kidnappings, fouilles sous-marines et, bien sûr, désamorçage de bombes. « Tout ce qui sortait de l’ordinaire, tient à préciser celui qui était parachutiste dans les Forces armées canadiennes avant de devenir policier en 1959. On pouvait aussi libérer un gérant de Caisse populaire menotté au calorifère de son bureau. »
Avec sa bonhomie légendaire, Robert Côté figure parmi les témoins conviés par Guillaume Fortin à participer à sa nouvelle série, FLQ : la
traque, bientôt sur les ondes d’Historia. Sa filmographie en fait foi et le réalisateur ne s’en cache pas : le monde policier le fascine (Délateurs,
Otages, Le contrat), et le mélange documentaire-fiction lui offre des possibilités visuelles et narratives qu’il n’a pas fini d’explorer.
Puisqu’il rencontre depuis longtemps des représentants des forces de l’ordre, Guillaume Fortin a peu à peu nourri une fascination pour la crise d’Octobre. Et une question le hantait : comment a-t-on réussi à retrouver James Richard Cross ? Le kidnapping du diplomate britannique au matin du 5 octobre 1970 par les membres de la cellule Libération du Front de libération du Québec (FLQ) a constitué une puissante bougie d’allumage, mais fut éclipsé par le coup d’éclat de la cellule Chénier : l’enlèvement (10 octobre) et la mort tragique (17 octobre) de Pierre Laporte, ministre du Travail au sein du gouvernement libéral de Robert Bourassa. Pendant ce temps, Cross comptait les jours qui semblaient l’éloigner de sa délivrance, enfermé dans un appartement de la rue des Récollets à Montréal-Nord. Enfermé aussi dans son mutisme lorsqu’il apprend la fin tragique de Laporte — un silence qui n’a pas facilité la tâche des policiers qui surveillaient les lieux, se demandant même si l’otage était toujours là.
« Ce sont des gens qui ont été longtemps sur la défensive », souligne Guillaume Fortin en parlant de tous les policiers et enquêteurs dont la vie a été mise entre parenthèses pendant les longs mois qu’a duré cette crise. Car James Richard Cross fut retrouvé, sain et sauf, le 3 décembre, une éternité pour l’homme, sa famille et des politiciens aux abois. Le cinéaste est ainsi allé à la rencontre de ces acteurs de l’ombre, mais très actifs sur le terrain, question de replonger dans leurs souvenirs. En plus de Robert Côté, d’autres collègues comme Claude Marcotte et Mario Latraverse, ou le négociateur Robert Demers, chargé de trouver un compromis avec le FLQ par l’entremise de leur imprévisible avocat, Robert Lemieux, relatent les écueils, nombreux, de cette course contre la montre. La part de fiction dans FLQ : la
traque illustre quelques moments clés du drame. Mais le scénario et les dialogues reposent sur le travail minutieux de Jean-François Duchaîne, procureur de la Couronne à qui le gouvernement de René Lévesque avait confié le mandat d’examiner le travail des corps policiers (la Sûreté du Québec, le SPVM, la Gendarmerie royale du Canada, etc.) impliqués dans la crise. Publié en 1980, le « Rapport sur les événements d’octobre 1970 » déborde de faits et de témoignages, fait toujours autorité, et
Guillaume Fortin a puisé là une matière abondante.
Lorsqu’on lui dit à la blague que Jean-François Duchaîne pourrait être crédité comme scénariste, le cinéaste est bien d’accord. « Il n’y a aucune réplique qui n’est pas tirée du verbatim », précise celui qui a également reconstitué le travail d’enquête de Duchaîne, donnant ainsi aux événements un triple éclairage : la reconstitution des faits en 1970, le retour sur les événements en 1978, et celui de certains de ces protagonistes en 2019, au moment du tournage de la série.
Pour Fortin, le but était clair : « J’ai essayé de m’en tenir aux faits, et surtout de suivre l’enquête au rythme de la police. Quand les felquistes se cachent, on ne les voit pas non plus à l’écran. Et comme scénariste, je devais m’éloigner des certitudes, car ce qui semble une évidence 20 ou 50 ans après ne l’était pas le 5 octobre 1970. À l’époque, la police ignorait qui avait enlevé James Richard Cross. »
Même si aucun felquiste n’est convié devant la caméra de Guillaume Fortin, plusieurs d’entre eux sont défendus par des acteurs, dont Paul Rose (Jason Roy Léveillé), Francis Simard (Simon Pigeon), et Bernard Lortie (Antoine Desrochers). Du côté des forces policières, ils ont également leur pendant fictif — dans ce camp aussi, certains sont aujourd’hui décédés —, dont l’imperturbable lieutenant Julien Giguère (Émile ProulxCloutier), rarement empreint de doutes en ce qui concerne la Loi sur les mesures de guerre, et surtout les 497 personnes arrêtées, dont 453 libérées sans aucune accusation…
Ce qui se dégage aussi de FLQ : la
traque, c’est non seulement le climat survolté de l’époque, le caractère inédit des événements, mais aussi une forte impression d’amateurisme de la police. Une impression qu’a constatée Guillaume Fortin (« Elle croulait sous la paperasse ») et que ne minimise pas Robert Côté, qui a fait partie de la fameuse escouade technique du SPVM de 1963 à 1977. « Pour transporter les bombes, notre première remorque était en contreplaqué, mais c’était une amélioration : avant, on les mettait dans les valises de notre auto, dit-il en rigolant. L’industrie n’avait rien à nous offrir, alors je me servais de pinces à manucure [dont celles de son épouse !] ou d’un sécateur prêté par Pierre Bourque alors qu’il travaillait au Jardin botanique. »
Celui qui revendique fièrement 24 opérations de désamorçage sans une égratignure reconnaît aussi l’amateurisme… des felquistes. « Leurs bombes étaient d’une simplicité étonnante, et auraient pu souvent sauter avec eux. Pierre-Paul Geoffroy faisait partie des membres actifs : de mai 1968 à mars 1969, il avait placé 31 bombes, dont celle de la Bourse de Montréal [déclenchée le 13 février 1969, faisant 27 blessés]. Je connaissais ses méthodes, il utilisait souvent des cadrans Westclox vendus chez Pascal à 3,95 $. Mais chaque fois je me disais que j’allais peut-être “péter au frette”. Et le lendemain, je recommençais. »