S’instruire dans la controverse
Les camps se figent. Depuis l’apparition et l’explosion soudaine des débats autour de l’usage du mot raciste en n, la société québécoise semble entrée dans une sorte de guerre de tranchées culturelle avec, d’un bord, les défenseurs de la liberté d’expression et de la liberté d’enseigner et, de l’autre, les combattants du respect des sensibilités et de l’ouverture à la diversité.
Les deux bataillons se tirent dessus à coups de concepts et de théories, parfois en dérapant vers l’insulte et la menace. Dans ce contexte bien belliqueux, il arrive pourtant que des partisans changent de camp. Le débat a beau chercher théoriquement à convaincre, le fait que la mutation se produise réellement de temps en temps n’en demeure pas moins étonnant.
Le petit miracle de la rhétorique vient de se produire quelques fois dans les derniers jours. Ces changements, souvent tout en nuances, aident à illustrer et à comprendre les mécanismes, les usages et même la raison d’être du discours social, y compris le plus controversé.
Ludvic Moquin-Beaudry, professeur de philosophie au collégial, compte maintenant parmi les rares transfuges. Il a signé dimanche une rétractation réfléchie et argumentée intitulée « J’avais signé » dans la revue Ricochet. Il y explique pourquoi il regrette d’avoir appuyé la déclaration « Enseigner dans le champ miné de l’arbitraire » parue dans Le Devoir le 20 octobre.
Évolution de la pensée
Cinq jours séparent ces deux textes. Au premier coup, M. Moquin-Beaudry en avait contre le traitement jugé injuste de sa collègue enseignante, la professeure Verushka Lieutenant-Duval, par l’Université d’Ottawa. C’est elle qui a prononcé en classe le titre d’une oeuvre avec le mot maudit mettant ainsi le feu au débat à son corps défendant.
M. Moquin-Beaudry a ensuite consulté les opinions divergentes : il a lu un texte d’Emilie Nicolas dans Le Devoir ; il a écouté une entrevue avec la journaliste Vanessa Destiné à RadioCanada ; il a vu la chronique de Patrick Lagacé dans La Presse, qui expliquait virer capot lui-même.
« Je n’ai pas compris ce que cette histoire viendrait à signifier pour les personnes noires ou, plus largement, pour toutes celles qui peuvent être démolies à l’aide d’un seul mot-arme », écrit le professeur de philosophie en faisant son mea-culpa. Il ajoute aussi : « En tant qu’homme gai, j’aurais dû y être plus sensible dès le départ. »
La controverse offre la possibilité de voir des choses que l’on ne pouvait pas voir »
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Où loge-t-il maintenant ? Quel est son point de vue ? « Je pense que c’est bien de parler de perspective, répondil en entrevue. Sur l’emploi du mot en question, je n’ai pas de position ferme pour l’instant. Je continue à être ouvert à toutes sortes d’arguments. Je n’ai pas l’intention de me battre pour l’utilisation d’un mot qui va blesser systématiquement, surtout s’il y a d’autres façons de nommer le phénomène pour discuter. En écrivant ce texte pour Ricochet, j’ai voulu montrer comment une perspective peut changer, même si c’est moins à la mode ces temps-ci de changer d’avis. »
Passion et compassion
Chantal Benoît-Barné, professeure au Département de communications de l’Université de Montréal, connaît dans le menu détail cet art difficile de la persuasion. Spécialiste de la rhétorique et des controverses sociopolitiques, elle a analysé avec ses étudiants des centaines de débats enflammés dans l’espace public, du mariage homosexuel aux vêtements de la députée Catherine Dorion.
« Les controverses, et il y en a tout le temps, on peut les voir sous l’angle de la persuasion, chacun prenant la parole pour tenter de convaincre l’autre, dit-elle. Mais la controverse politique, la controverse dans l’espace public n’a pas fondamentalement la forme d’un débat. Une personne se sentant interpellée, sentant qu’elle doit dire quelque chose à ce sujet, peut très bien avoir d’autres objectifs que de persuader l’autre d’une idée. L’objectif peut être de rendre visible une expérience, un vécu ou peut-être des opinions. »
Les altercations verbales peuvent être ponctuées de débats, y compris par les bonnes vieilles techniques d’argumentation et de réfutation. Elles peuvent aussi s’embrouiller dans le bruit et la cacophonie. Surtout, dit la spécialiste, elles permettent d’ouvrir sur des choses cachées ou enfouies.
« La controverse offre la possibilité de voir des choses que l’on ne pouvait pas voir autrement, résume Mme Benoît-Barné. Elle permet de faire le point sur un sujet. Le changement d’opinion peut parfois passer par là. On est moins convaincu par une personne ou un meilleur argument que par le portrait plus vaste et plus nuancé. La controverse rend visible les possibles et, en ce sens, elle peut être très utile sociopolitiquement. »
Dans ses cours, elle force même ses étudiants à réfléchir positivement à certaines chicanes sociales. Les échanges passionnés autour de la pièce de théâtre SLAV ont par exemple encouragé les institutions culturelles à réfléchir à la place qu’elles offrent à la diversité, aux minorités. « Et la controverse actuelle a un rapport avec cellelà, ajoute la professeure. Les controverses ne sont donc pas isolées les unes des autres, elles sont vivantes et dynamiques. »
La professeure propose aussi d’arrêter de réfléchir au débat en opposition manichéenne, alors que les différentes positions paraissent souvent beaucoup plus nuancées. « Quand on prend position pour ou contre, ou quand on ne fait que ça, quand on se croit dans une posture complètement juste, on passe à côté de beaucoup de choses », dit-elle sans juger le détail de la querelle en cours.
« On a tendance à voir le débat comme une alternative, enchaîne Ludvic Moquin-Beaudry. Ou bien on est d’un côté, ou bien on est de l’autre. Je pense qu’il y a moyen de cheminer à travers ça. On peut critiquer le traitement subi par la professeure à la fois de la part de l’Université d’Ottawa et des personnes qui ont diffusé son adresse. En même temps, on adopte une position nuancée sur l’emploi du mot problématique. Celle de Vanessa Destiné dit qu’on peut employer le mot pour se référer à une oeuvre. »