Le Devoir

Si Bouchard était venu plus tôt…

- MICHEL DAVID

Trois semaines avant le référendum du 30 octobre 1995, l’entrée en scène de Lucien Bouchard a complèteme­nt renversé le cours de la campagne. Alors que le Oui semblait se diriger vers une défaite certaine, une semaine a suffi pour rattraper le Non. Le résultat final a été si serré qu’on peut se demander si le Oui l’aurait emporté si le chef du Bloc québécois avait pris les commandes dès le début.

C’est ce que plusieurs souhaitaie­nt, notamment Bernard Landry. Dans les mois qui ont suivi le référendum, mon collègue et ami Michel C. Auger et moi-même avons réalisé une série d’entrevues en prévision d’un livre qui n’a finalement pas été écrit. J’ai conservé la transcript­ion de plusieurs de ces entrevues. Il vaut la peine de revenir sur celle, inédite à ce jour, que nous avait accordée M. Landry, dans laquelle il racontait comment Jacques Parizeau avait refusé de laisser M. Bouchard présider le comité du Oui.

« J’ai toujours pensé que c’était Bouchard [qui devait le présider], mais j’ai essayé de le faire passer en douceur. J’avais réussi, dans une réunion du comité de stratégie qui a eu lieu dans le Vieux-Montréal, je dirais au mois de mai, à persuader Parizeau qu’il pouvait y avoir une double tête à ce comité référendai­re et que lui pouvait être le premier ministre du Québec, ce qui est un très beau titre, et Bouchard le président du Oui. » M. Parizeau lui a répondu : « Vous avez peutêtre raison. »

« Mais à la réunion suivante, il me dit : » J’ai pensé votre affaire, ça ne se peut pas, la loi m’oblige à être le président du Oui ». J’ai pris ça pour du cash. Jamais Parizeau ne m’a trompé, sur rien de factuel. Je fais vérifier ça une semaine après. C’était de la crisse de bullshit. C’était pas vrai. C’est là que ça s’est joué. Il n’était plus question que Bouchard prenne le numéro un. »

Il est vrai que c’était beaucoup demander à un homme qui avait tenu l’option souveraini­ste à bout de bras pendant des années. Qui plus est, M. Bouchard venait de lui imposer un « virage » vers le partenaria­t, laissant entendre qu’il n’était pas sûr de vouloir participer à une campagne qui porterait sur la souveraine­té tout court.

L’absence d’atomes crochus entre les deux hommes était légendaire. Dans son autobiogra­phie intitulée À visage découvert, publiée en 1992, M. Bouchard rappelle la froideur que M. Parizeau lui avait témoignée dès leur première rencontre, quand le gouverneme­nt Lévesque l’avait engagé pour mener les négociatio­ns avec les syndicats du secteur public en 1979. M. Parizeau n’avait jamais oublié son ralliement au fédéralism­e, quand il avait rejoint son ami Brian Mulroney, ni son passage à l’ambassade du Canada à Paris. Alors que de nombreux péquistes s’en étaient entichés, lui-même avait refusé de lui donner sa bénédictio­n lors de l’élection partielle dans Lac-Saint-Jean en 1988. Quand M. Bouchard lui a succédé, il est devenu un de ses plus sévères critiques.

M. Landry comprenait très bien ce que pouvait ressentir le premier ministre. « On est dans le facteur humain pur. Parizeau qui voit qu’il est obligé de céder à un rival qui, à ses yeux, vaut moins que lui. Et ça, c’est très, très dur pour lui. Pour faire la carrière qu’il a eue, il fallait quand même avoir une grande ambition, une grande force, une grande puissance. Comment peux-tu voir un gars venir te dire : “OK tu pars et on n’en parle plus” ? Il se croit invincible, c’est Napoléon ! »

C’est tout à l’honneur de M. Parizeau d’avoir finalement accepté de s’effacer, mais il se faisait bien tard. Soit, les si permettent de mettre Paris en bouteille, mais bien des choses se seraient passées autrement si le chef du Bloc avait présidé le comité du Oui dès le départ. La dynamique des premières semaines de campagne n’aurait certaineme­nt pas été la même. On ne saura jamais si son immense popularité aurait fait basculer les 25 000 votes qui ont tout changé, mais on peut certaineme­nt en faire l’hypothèse.

La coexistenc­e entre les deux hommes n’aurait pas été facile pour autant. Entre le rôle du premier ministre et celui du chef du Oui, il y aurait inévitable­ment eu conflit. Tout porte à croire que M. Bouchard n’aurait rien voulu savoir des désastreus­es études Le Hir, commandées par le gouverneme­nt et auxquelles M. Parizeau tenait mordicus. On ne se serait sans doute pas entendu sur le choix des membres clés de l’organisati­on du Oui, qui a connu de sérieux ratés, et sur bien d’autres sujets. N’empêche que…

On ne saura jamais si son immense popularité aurait fait basculer les 25 000 votes qui ont tout changé, mais on peut certaineme­nt en faire l’hypothèse

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