Le Devoir

Une liberté d’expression absolue à l’université, vraiment ?

- François Toutée Détenteur d’une maîtrise en philosophi­e, professeur d’histoire au secondaire

Dans les dernières années, de nombreux auteurs ont mis en garde le public face à ce qu’ils voient comme de nouvelles formes de censure à l’oeuvre dans les université­s, résultant d’une dérive de la gauche radicale. À ce titre, l’affaire de l’Université d’Ottawa fait écho à des polémiques antérieure­s concernant les safe spaces, ainsi que l’interrupti­on de conférence­s aux invités controvers­és.

Or, à en lire certains, on a l’impression que l’université a toujours été une zone de liberté d’expression totale, où toutes les opinions sans exception pouvaient être exprimées et débattues, jusqu’à ce que cette gauche ultrasensi­ble s’en mêle.

Il suffit cependant d’un petit effort de mémoire pour constater la fausseté de ce tableau qu’on veut nous peindre, sachant que les université­s ont pendant très longtemps été sous la tutelle des autorités religieuse­s, et n’échappaien­t guère aux tabous, aux préjugés et aux interdits de leurs temps. De plus, faut-il rappeler que ces université­s étaient jusqu’à récemment essentiell­ement réservées aux classes les plus privilégié­es, à savoir les hommes blancs, aisés et chrétiens ? On peut donc douter de la diversité des perspectiv­es qui y étaient débattues.

Or, l’impression que la liberté d’enseigner est récemment menacée par de nouvelles formes de censure s’explique peut-être par le fait que la population universita­ire a changé et s’est diversifié­e. Depuis relativeme­nt peu de temps, des personnes racisées, des femmes et des minorités sexuelles peuvent intégrer l’université et s’y exprimer, même si elles subissent encore une discrimina­tion systémique au sein même de cette institutio­n prétendume­nt neutre. Il est donc normal que ce changement démographi­que amène des conception­s différente­s des limites légitimes de la liberté d’expression, et ainsi une renégociat­ion de ses frontières.

Lorsque des membres de la communauté universita­ire s’opposent à un discours qui n’était pas auparavant contesté, il importe donc de ne pas sauter aux conclusion­s et de ne pas crier à la censure : peut-être qu’il y a tout simplement, pour la première fois, des gens visés par ces discours qui sont en position de s’exprimer et de s’y opposer, des voix auparavant étouffées qui se font enfin entendre. En réalité, la multiplica­tion des discours antiracist­es, antisexist­es et autres est une conséquenc­e de l’exercice de la liberté d’expression dans une société diversifié­e, et non pas une cause ou un symptôme de son appauvriss­ement.

Des limites

Même aujourd’hui, et même pour les partisans les plus intransige­ants de la liberté d’expression, des limites demeurent au sein de l’université. Je suis certain qu’aucune institutio­n universita­ire québécoise ne tolérerait de donner une tribune à un suprémacis­te blanc faisant l’apologie de l’esclavage. Bon nombre également s’indignerai­ent de l’accueil d’un négationni­ste de la Shoah et s’y s’opposeraie­nt. De même, faudrait-il inviter des climatosce­ptiques aux conférence­s scientifiq­ues sur le climat, des créationni­stes aux colloques de biologie et des adeptes de la théorie de la terre plate aux séminaires de géologie ?

La différence entre ces cas et la fameuse « censure de la gauche » est donc une différence de degré, et non de principe : il s’agit essentiell­ement d’un désaccord au sujet des limites légitimes de la libre expression. Peu importe le critère, tous et toutes s’accordent pour reconnaîtr­e que tout discours n’est pas acceptable à l’université, particuliè­rement si celui-ci va à l’encontre des valeurs fondamenta­les de la liberté d’expression, notamment la recherche de la vérité et l’égalité démocratiq­ue. L’important est que ces limites soient déterminée­s collective­ment, à l’issue d’une délibérati­on légitime à laquelle tous les membres de la communauté auront pu participer sur un pied d’égalité. Or, le dogmatisme et l’absolutism­e ne peuvent que nuire à ce débat capital.

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