Une liberté d’expression absolue à l’université, vraiment ?
Dans les dernières années, de nombreux auteurs ont mis en garde le public face à ce qu’ils voient comme de nouvelles formes de censure à l’oeuvre dans les universités, résultant d’une dérive de la gauche radicale. À ce titre, l’affaire de l’Université d’Ottawa fait écho à des polémiques antérieures concernant les safe spaces, ainsi que l’interruption de conférences aux invités controversés.
Or, à en lire certains, on a l’impression que l’université a toujours été une zone de liberté d’expression totale, où toutes les opinions sans exception pouvaient être exprimées et débattues, jusqu’à ce que cette gauche ultrasensible s’en mêle.
Il suffit cependant d’un petit effort de mémoire pour constater la fausseté de ce tableau qu’on veut nous peindre, sachant que les universités ont pendant très longtemps été sous la tutelle des autorités religieuses, et n’échappaient guère aux tabous, aux préjugés et aux interdits de leurs temps. De plus, faut-il rappeler que ces universités étaient jusqu’à récemment essentiellement réservées aux classes les plus privilégiées, à savoir les hommes blancs, aisés et chrétiens ? On peut donc douter de la diversité des perspectives qui y étaient débattues.
Or, l’impression que la liberté d’enseigner est récemment menacée par de nouvelles formes de censure s’explique peut-être par le fait que la population universitaire a changé et s’est diversifiée. Depuis relativement peu de temps, des personnes racisées, des femmes et des minorités sexuelles peuvent intégrer l’université et s’y exprimer, même si elles subissent encore une discrimination systémique au sein même de cette institution prétendument neutre. Il est donc normal que ce changement démographique amène des conceptions différentes des limites légitimes de la liberté d’expression, et ainsi une renégociation de ses frontières.
Lorsque des membres de la communauté universitaire s’opposent à un discours qui n’était pas auparavant contesté, il importe donc de ne pas sauter aux conclusions et de ne pas crier à la censure : peut-être qu’il y a tout simplement, pour la première fois, des gens visés par ces discours qui sont en position de s’exprimer et de s’y opposer, des voix auparavant étouffées qui se font enfin entendre. En réalité, la multiplication des discours antiracistes, antisexistes et autres est une conséquence de l’exercice de la liberté d’expression dans une société diversifiée, et non pas une cause ou un symptôme de son appauvrissement.
Des limites
Même aujourd’hui, et même pour les partisans les plus intransigeants de la liberté d’expression, des limites demeurent au sein de l’université. Je suis certain qu’aucune institution universitaire québécoise ne tolérerait de donner une tribune à un suprémaciste blanc faisant l’apologie de l’esclavage. Bon nombre également s’indigneraient de l’accueil d’un négationniste de la Shoah et s’y s’opposeraient. De même, faudrait-il inviter des climatosceptiques aux conférences scientifiques sur le climat, des créationnistes aux colloques de biologie et des adeptes de la théorie de la terre plate aux séminaires de géologie ?
La différence entre ces cas et la fameuse « censure de la gauche » est donc une différence de degré, et non de principe : il s’agit essentiellement d’un désaccord au sujet des limites légitimes de la libre expression. Peu importe le critère, tous et toutes s’accordent pour reconnaître que tout discours n’est pas acceptable à l’université, particulièrement si celui-ci va à l’encontre des valeurs fondamentales de la liberté d’expression, notamment la recherche de la vérité et l’égalité démocratique. L’important est que ces limites soient déterminées collectivement, à l’issue d’une délibération légitime à laquelle tous les membres de la communauté auront pu participer sur un pied d’égalité. Or, le dogmatisme et l’absolutisme ne peuvent que nuire à ce débat capital.