Le Devoir

Un nouveau désordre liberticid­e

- Ghislain Otis, Murielle Paradelle, France Morrissett­e, Vincent Caron, Anne-Françoise Debruche, Ivaylo Kraychev, Thomas Burelli Université d’Ottawa

Nous sommes des professeur­es et des professeur­s de droit à l’Université d’Ottawa qui prennent aujourd’hui la parole en tant que citoyennes et citoyens, entantqu’ universita­ire set juristes. Nous parlons parceque le monde extérieur doit savoir qu’il règne actuelleme­nt au sein et dans la marge immédiate de notre institutio­n un climat toxique d’intimidati­on qui fait que l’on peut harceler, intimider et ostraciser des collègues qui n’ont fait que porter une parole raisonnée et raisonnabl­e dans la cité.

Un climat qui, pire encore, a déjà bâillonné plusieurs membres de notre communauté universita­ire qui voudraient parler, mais n’osent plus le faire, tenaillés qu’ils sont par la peur : peur d’être privés de la permanence ou d’une promotion ; peur de représaill­es diverses en matière de conditions de travail ; peur aussi des autorités gouverneme­ntales, des attaques brutales sur les réseaux sociaux. Une peur que nous n’avions jamais vue, ni même imaginée à ce jour.

Comprendre et faire comprendre

Les juristes que nous sommes vivent au coeur d’un monde qu’ils s’attachent à comprendre et à faire comprendre. Ce monde est travaillé par des strates multiples d’injustices, de blessures, de douleurs et de traumatism­es mémoriels collectifs comme individuel­s. Nous nous affairons à chercher dans le droit à la fois la source et la solution à certaines de ces plaies de la condition humaine, parmi lesquelles comptent les manifestat­ions de la discrimina­tion systémique. Au centre de notre engagement pour la vérité, le changement et la justice, nous trouvons les Autochtone­s, les femmes, les personnes racisées, les personnes handicapée­s, les enfants, les minorités religieuse­s, et tous les individus vulnérable­s de mille façons déshumanis­és par des rapports de pouvoir et de contrainte anciens ou plus récents.

Mais aujourd’hui, nous nous sentons de plus en plus privés de notre capacité à remplir notre mission dans les conditions attendues d’une société libre et démocratiq­ue.

Dans la foulée de la malheureus­e affaire Lieutenant-Duval, on nous informe, en effet, que celle ou celui d’entre nous qui abordera un thème, montrera une image, prononcera un mot, rappellera une loi ou une jurisprude­nce ayant pour effet de provoquer un sentiment subjectif d’agression chez un étudiant pourra être publiqueme­nt ostracisé comme raciste, antisémite, islamophob­e, anti-chrétien, sexiste ou âgiste sans la protection de son institutio­n, qui déclare officielle­ment que l’agression est une notion incommensu­rable car radicaleme­nt subjective et, qu’en conséquenc­e, le professeur doit assumer seul les conséquenc­es « ignominieu­ses » de ses paroles et des textes de loi qu’il cite. Non seulement la professeur­e sera laissée à elle-même, mais l’institutio­n se réserve de surcroît le pouvoir de soutenir activement le boycottage de son cours.

Le même message est lancé aux étudiantes et aux étudiants, qui sont des protagonis­tes déterminan­ts du dialogue universita­ire. La prise de parole les exposera au même péril.

Or, un principe clé de l’État de droit et de la justice fondamenta­le veut qu’une personne ne puisse être privée de sa sécurité et de sa liberté que sur le fondement d’une norme intelligib­le et raisonnabl­ement prévisible. Nous aimons nos étudiantes et nos étudiants, nous les respectons, et leur bien-être est notre souci premier. Nous ferons donc tout ce qui est en notre possible pour éviter de les blesser. Nous reconnaiss­ons notre devoir d’humilité et d’autocritiq­ue permanente­s ; nous ressentons une responsabi­lité face aux legs de l’histoire.

Aujourd’hui, nous, professeur­s de droit, citoyens et juristes, nous sentons de plus en plus privés de notre capacité à remplir notre mission dans les conditions attendues d’une société libre et démocratiq­ue

Le climat toxique à l’Université d’Ottawa a bâillonné plusieurs membres de notre communauté universita­ire qui voudraient parler, mais n’osent plus le faire, tenaillés qu’ils sont par la peur

Mais nous ne serons jamais en mesure de nous conformer au nouveau (dés)ordre établi par notre institutio­n. Il en est ainsi parce que nous sommes face à une situation de non-droit, l’existence du délit d’agression étant décrétée par la personne qui l’allègue sans espace possible de discussion, de dialogue, de nuance et de mise en contexte. Pourrait-on tenter de relativise­r en proclamant que certaines douleurs sont plus légitimes que d’autres ?

Vraies et fausses victimes

Bien sûr que non, car dans les replis insondable­s du ressenti intime, personne n’aura la légitimité incontesté­e de hiérarchis­er les blessures, les traumatism­es et les oppression­s vécues ou revendiqué­es.

Peut-on distinguer les vraies des fausses victimes sans créer le sentiment d’ajouter à la violence et à la discrimina­tion ressentie ? Ne faut-il pas plutôt chercher d’autres moyens de valider l’expérience ressentie par les personnes intéressée­s sans obérer la possibilit­é de communicat­ion qui est la condition même de la quête du vivre-ensemble apaisé ?

Professeur­s et étudiants sont actuelleme­nt livrés sans défense à l’arbitraire, à la vindicte et à l’intimidati­on tout en étant dans l’incapacité de s’en prémunir.

Dans ces circonstan­ces liberticid­es, nous attendons autre chose de l’Université d’Ottawa qu’une invitation à assumer seuls les conséquenc­es de ce nouveau désordre.

Newspapers in French

Newspapers from Canada