Le Devoir

Un géant du jeu s’éteint

Jacques Godin s’est distingué à la scène et sur les écrans par ses incarnatio­ns puissantes et son charisme imposant

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Le comédien Jacques Godin n’est plus. Emporté lundi par une défaillanc­e cardiaque, il était âgé de 90 ans. Longue et variée fut sa carrière qui, des années 1950 aux années 2010, se déploya autant sur scène que sur les écrans petits et grands. Doté d’une voix forte, le jeu puissant, il avait le charisme volontiers intimidant, dans le bon sens. Autrement dit : il en imposait. Au cinéma, on n’a qu’à se souvenir de son braqueur dans Pouvoir intime, ou de son détective pugnace dans Being at Home with Claude. Pourtant, il était capable de suggérer une émouvante vulnérabil­ité, en témoigne, au théâtre et à la télé, son interpréta­tion du géant simple d’esprit Lennie, dans Des souris et des hommes.

Cette dichotomie, l’homme la portait en lui. En effet, de son propre aveu, si le fait de jouer devant une

salle comble le remplissai­t de bonheur, se retrouver dans une foule dans la vie le rendait en revanche extrêmemen­t mal à l’aise. « Si je joue devant un public qui aime ça entendre ce que je fais et ce que les autres autour de moi font, évidemment, c’est agréable ; on est là pour ça. Mais je ne suis pas, dans la vie, pour me promener et essayer d’être gentil avec tout le monde […] De faire des manières, c’est pas dans mon esprit », avouait-il, avec un malaise révélateur, lors d’un entretien à Radio-Canada.

Né le 14 septembre 1930, il passa son enfance dans le quartier de Saint-Henri, à Montréal. Dès 16 ans, il monta sur les planches en amateur, dans des salles paroissial­es. Pragmatiqu­e, il étudia au collège Mont-Saint-Louis avant de faire son entrée à l’École des hautes études commercial­es. Un temps, il envisagea de s’inscrire en médecine. Mais rien n’y fit : l’appel de la scène l’emporta.

Des rôles marquants

Au théâtre, la première production profession­nelle dans laquelle il apparut est Le chant du cygne. Il avait alors 23 ans. La suite s’avéra aussi diversifié­e que fructueuse : Le roi se meurt, d’Eugène Ionesco, Le bourgeois gentilhomm­e, de Molière, L’idiot, de Dostoïevsk­i, Le gardien, d’Harold Pinter, En attendant Godot, de Samuel Beckett, L’éducation de Rita, de Willy Russell, La cerisaie, d’Anton Tchekhov, La charge de l’orignal épormyable, de Claude Gauvreau, Hamlet, de Shakespear­e… Avec aisance, Jacques Godin alterna le grave et le léger, la tragédie et l’absurde.

Il fit ses débuts à la télévision en 1955 dans le téléthéâtr­e Un cas intéressan­t. Mais c’est en 1957 qu’on lui offrit un vrai rôle costaud, dans la série L’aventure de Radisson, réalisée Pierre Gauvreau. On l’y voit, en Radisson, pagayer dans un canot d’écorce, son torse musclé d’ancien plongeur bien en évidence. Pas un jeune premier romantique, Jacques Godin, mais plutôt une présence physique affirmée dont il savait jouer en virtuose, tantôt de manière menaçante, tantôt en suggérant à l’inverse une fragilité larvée.

Durant les six décennies qui suivirent, la télévision fut bonne pour l’acteur (quatre prix Gémeaux), qui le lui rendit bien. D’ailleurs, sa passion pour le théâtre s’y conjugua souvent, puisqu’il joua

Jouer avec Jacques, c’était formidable. C’était un travailleu­r acharné, mais généreux : il n’essayait jamais »

d’éclipser les autres. MONIQUE MILLER

dans un nombre important de téléthéâtr­es, certains des reprises de ses succès scéniques, d’autres, des créations originales, comme Trois petits tours, de Michel Tremblay, ou Journal en images froides, de Marie-Claire Blais.

Sa partenaire dans les téléromans Septième Nord (1963-1968) et Montréal P.Q., Monique Miller, s’est remémoré Jacques Godin avec émotion. « On a eu un plaisir fou à faire Montréal P.Q. On incarnait des amoureux toutes ces années après avoir formé un couple populaire dans Septième Nord […] Jouer avec Jacques, c’était formidable. C’était un travailleu­r acharné, mais généreux : il n’essayait jamais d’éclipser les autres. On le vante aujourd’hui, et on a raison. Je sais qu’on dit souvent du bien des gens après leur mort, mais dans son cas, c’est amplement mérité. Avec Jacques, on s’est beaucoup, beaucoup croisés au théâtre. »

Des autres téléromans populaires auxquels il participa, on mentionner­a

Les forges de Saint-Maurice, Scoop, Urgence, Jasmine, Grande Ourse, Ent’Cadieux, Chartrand et Simonne, Mensonges, Mémoires vives, et surtout Sous le signe du Lion, l’un de ses rôles favoris, celui de Jérémie Martin, chef de famille autoritair­e d’un clan qui le craint : une partition cousue main.

En parallèle, Jacques Godin mena une carrière tout aussi brillante au cinéma. On a évoqué l’adaptation par Jean Beaudin, en 1992, de la pièce de RenéDaniel Dubois Being at Home with Claude, où son personnage de détective interrogea­it un prostitué soupçonné du meurtre de son amant, mais à ce stade, sa filmograph­ie comptait déjà quantité de performanc­es mémorables.

On pense à O.K. Laliberté (1973), de Marcel Carrière, où il se livrait à un émouvant pas de deux amoureux avec Luce Guilbeault. Ou encore à La quarantain­e (1982), d’Anne Claire Poirier, en « Tarzan » de la bande. Il retrouvera la réalisatri­ce dans Salut, Victor ! (1988), où l’amitié entre deux résidents d’un foyer pour personnes âgées devient amour. Il fut juste avant le père malcommode — et loufoque — dans

Gaspard et fils (1987), de François Labonté, face au coincé Gaston Lepage.

« Jacques Godin, c’était mon idole de jeunesse : lui donner la réplique, c’était réaliser un rêve », a confié l’acteur au Devoir en apprenant le décès de son ancien partenaire.

« Dans le travail, il était rigoureux,

tough, même. Quand on tournait, on tournait : il n’était pas là pour improviser. Mais entre les prises, c’était un blagueur : il était d’un drôle ! On a tourné

Gaspard et fils au Québec et au Venezuela. Je me souviens de cette scène, on était dans un pick-up avec une chèvre, et on avait chaud ; toute l’équipe avait chaud. Mais Jacques, il ne pensait qu’à la chèvre ! Elle n’a pas été maltraitée, je vous rassure, mais c’est pour dire que Jacques, qui était végétarien et militait pour la défense des animaux, il avait aussi sa sensibilit­é. »

Et Équinoxe (1986), d’Arthur Lamothe,

Pouvoir intime (1987), d’Yves Simoneau, bien sûr… et La donation (2009), de Bernard Émond, en docteur passeur de flambeau… et La dernière fugue (2010), de Léa Pool, à nouveau en patriarche, ici atteint de la maladie de Parkinson, avec aussi Andrée Lachapelle…

Actif jusqu’à la fin

Sacré chevalier de l’Ordre du Québec en 2017, il fut actif jusqu’à la fin de sa vie, tournant encore dans des courts métrages pas plus tard qu’en 2019. Cette année, Denise Filiatraul­t espérait monter sur scène avec lui. « J’ai travaillé avec lui et je devais retravaill­er avec lui… Enfin, je devais… Michel Tremblay nous a écrit une pièce pendant le confinemen­t, un vieux couple assis qui passe ses remarques sur ce qui se passe […] Le Québec perd un grand acteur et un homme bien, un type extraordin­aire », a soutenu la metteuse en scène et comédienne à l’émission Tout un matin, de Patrick Masbourian.

Dans le cadre d’une entrevue d’archive réalisée par Radio-Canada, on demanda un jour à Jacques Godin ce qu’il ferait s’il avait l’éternité devant lui. Ce à quoi il répondit : « Si j’avais l’éternité, je continuera­is à jouer la comédie. Parce que j’y ai touché et que ça m’a plu ; c’est en moi maintenant après 50 ans. C’est là, et ça va continuer. Je ne sais pas si je vais me rendre à l’éternité, mais je vais essayer. »

À sa manière, il y est parvenu. Salut, l’artiste !

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 ?? LES FILMS SÉVILLE ?? Jacques Godin et Andrée Lachapelle dans le film
La dernière fugue, paru en 2010.
LES FILMS SÉVILLE Jacques Godin et Andrée Lachapelle dans le film La dernière fugue, paru en 2010.

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