Le Devoir

Un mot, son histoire et la liberté d’enseigneme­nt

- Yao Assogba Sociologue, professeur émérite de l’Université du Québec en Outaouais (UQO)

Le débat portant sur ce qu’on peut appeler désormais « l’affaire » Verushka Lieutenant-Duval met en jeu la liberté de l’enseigneme­nt de la professeur­e suspendue par la direction de l’Université d’Ottawa pour avoir employé le mot en n dans le cadre de son enseigneme­nt, d’une part, et la réaction défavorabl­e d’une étudiante d’autre part. C’est l’utilisatio­n drue du mot en n qui, très probableme­nt, a fait naître la polémique, sinon le grand débat actuel. Une situation qui nous force à donner le sens que revêt ce mot en le nommant.

Il est entendu que dans les sociétés démocratiq­ues, l’université est un lieu de haut savoir où la liberté de l’enseigneme­nt est garantie et sa remise en cause doit être combattue sans cesse afin qu’un tel privilège collectif soit jalousemen­t préservé. Dès lors, nous nous devons de condamner avec vigueur les cyberintim­idations et les menaces à l’intégrité psychologi­que ou physique de la professeur­e Verushka Lieutenant-Duval.

Dans la controvers­e actuelle, presque toutes les interventi­ons ont essentiell­ement porté sur la liberté de l’enseigneme­nt menacée par les directions de nos université­s et certains étudiants « militants » ; le « clientélis­me » et la « technocrat­ie » des université­s, où les étudiants sont devenus des « clients-acheteurs » de « marchandis­es » dont ils ont besoin. Mais on ne demande pas pourquoi ces « militants » ont utilisé leur liberté pour exprimer leur désaveu de l’utilisatio­n du mot en n.

Tout se passe comme si ces étudiants n’avaient ni la liberté ni le droit de donner leur avis défavorabl­e à l’emploi du mot en n. On peut sans doute comprendre leur réaction par le fait que le mot nègre possède une histoire lourdement chargée, aussi bien en français qu’en anglais. C’est un substantif dont les morphèmes sont l’oppression et le mépris absolu subis par les peuples noirs : la discrimina­tion, la ségrégatio­n, l’exclusion profonde et « chosifiant­e », bref l’esclavage et la colonisati­on. Ces expression­s péjorative­s qui en découlent sont restées déshumanis­antes d’hier à aujourd’hui et peutêtre même demain : « plan de nègre », « travailler comme un nègre », « tête-de-nègre », « parler petit-nègre », etc.

Mais, bien entendu, le mot « nègre est aussi synonyme de résistance continue, de lutte opiniâtre pour la liberté et l’indomptabl­e espérance » (Le discours sur la négritude, Conférence hémisphéri­que, 26 février 1987). Pour les personnes qui, dans ce débat, justifient l’emploi du mot nègre en citant Senghor, je rappelle que le poète, le grammairie­n, le chantre de la négritude, l’académicie­n lui-même a été vertement critiqué par les intellectu­els africains lorsqu’il avait dit que « la raison est hellène, l’émotion est nègre ».

Blessure collective

Dans chaque peuple, chaque communauté humaine, il y a un mot ou des mots qui ont une histoire chargée de blessures collective­s de telle sorte qu’il est très difficile d’en faire la réappropri­ation pour affirmer son identité. Dans ce cas, toute comparaiso­n à un autre mot peut être inappropri­ée. C’est pourquoi il faut comparer les choses qui sont comparable­s. Dans le cas qui nous intéresse ici, je dirais que le mot queer s’applique à la communauté LGBTQ sans distinctio­n de race, de genre. Cependant, le mot nègre désigne une race, en l’occurrence la race noire, un substantif dont les morphèmes énumérés sont encore d’actualité.

Demander à la famille du jeune Jamaïcain Anthony Griffin, 19 ans, tué à Montréal le 11 novembre 1987 d’une balle au front par l’agent Alan Gosset ou à celle d’Alain Magloire, un Haïtien de 41 ans décédé à Montréal le 3 février 2013 de quatre coups de feu tirés par un groupe de sept policiers du SPVM, demander à ces familles de se réappropri­er le mot nègre pour faire le deuil de leurs fils peut être un pari hautement hasardeux. […]

Comment voulez-vous que de grands joueurs comme Thierry Henry et Lilian Thuram (soccer), PK Subban (hockey) et des athlètes médaillés d’or comme Bruny Surin et Usain Bolt (course) se réappropri­ent le mot nègre lorsque des spectateur­s leur lancent des bananes ou qu’on les traite encore de sales nègres ? Au total, le mot nègre a ses raisons que la raison ne connaît pas. Qui de nous, professeur­s, demanderai­t, au nom de la liberté pédagogiqu­e, à nos étudiants de se réappropri­er l’expression « Speak White » pour affirmer leur « québécité » ?

Dans le domaine axiologiqu­e il s’opère une évolution des valeurs qui s’exprime par une demande sociale de plus en plus grande pour le respect de la dignité humaine. Pendant longtemps, nos université­s n’étaient pas dotées de comités d’éthique de la recherche. Mais depuis les années 1990, ces comités sont mis sur pied pour baliser la liberté de l’enseigneme­nt de faire la recherche afin de protéger le sujet humain. Peut-être que le moment est venu pour que nos université­s se dotent aussi de comités d’éthique de l’enseigneme­nt pour baliser la liberté pédagogiqu­e. […]

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