Retour sur le mot en n
Historien, sociologue, écrivain, Gérard Bouchard enseigne à l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes en histoire, sociologie / anthropologie, science politique et coopération internationale. Il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaires collectifs.
Par définition, l’institution universitaire crée un espace de réflexion comparable à un laboratoire, un lieu en marge de l’agitation de la Cité qui n’est pas soumis aux préjugés et aux stéréotypes ni régi par des pouvoirs et des influences indues. La création de cette enceinte où l’on peut penser, interroger et critiquer librement représente l’une des plus précieuses conquêtes de nos sociétés démocratiques. On a le devoir de résister chaque fois qu’un pouvoir, une autorité quelconque s’immiscent dans ce lieu sacré pour en restreindre ou pour en perturber le fonctionnement.
Une partie de la vocation universitaire est de mettre momentanément en retrait, afin de pouvoir les disséquer, les représentations ou les images parfois désobligeantes qui ont cours dans une société sous forme de préjugés, de stéréotypes, de conceptions falsifiées. Parmi celles-là, viennent en priorité les expressions chargées de significations infamantes qui ont pour effet, sinon pour intention, de dénigrer, de rabaisser, d’avilir.
L’objectif est d’abord de les nommer et de les déconstruire pour mieux comprendre leur origine, leur histoire, pour reconstituer le cheminement qui en a fait des symboles dégradants, pour mettre au jour l’effet stigmatisant qu’ils produisent et pour remettre en question leur fondement. Cette opération peut évidemment réactualiser la souffrance chez les personnes concernées. C’est le prix à payer. Ce qui la rend légitime, c’est le but qu’elle poursuit : faire comprendre les raisons pour lesquelles il faut expurger le langage courant de ces scories.
Au terme de l’exercice, chacun devrait posséder les données permettant de faire un choix éclairé. Cette voie ne vaut-elle pas mieux que l’autre qui a prévalu à Concordia et à l’Université d’Ottawa, à savoir le recours à la contrainte, à l’intimidation et à la peur dont relève toute forme de censure et de tabou ? Qui ne voit pas que ce procédé, avec sa menace de sanction, ne peut mener qu’au refoulement, au ressentiment et au rejet ? La sagesse invite plutôt à instruire, à démontrer méthodiquement, selon les règles de la science et de la pédagogie. Il y a aussi derrière le procédé ostracisant un pari voulant qu’en interdisant le mot, on aille réduire la chose. Le contraire peut se produire.
En résumé, cette formule est à l’opposé de l’esprit universitaire qui se fonde sur la liberté et le respect mutuel. Elle est aussi contraire au bon sens. Allons-nous acheter en librairie ou emprunter à la bibliothèque « cet ouvrage de Pierre Vallières dont on m’interdit de prononcer le titre » ?
Je sais que la comparaison est un peu boiteuse, mais cette question rappelle la Shoah. À ce que je sache, la population juive qui en a été victime n’a pas songé à en bannir le mot. Au contraire, elle l’a adopté et utilisé pour exhiber toute la laideur qu’il recouvre. Mieux encore, les juifs ont fait de cette tragédie une ignominie qui interpelle désormais l’humanité tout entière et fournit à tous et à toutes un sujet de réflexion. La cause de l’antiracisme y a immensément gagné en résonance et en gravité.
Il s’est produit la même chose avec l’Apartheid. Ses victimes ont laissé se diffuser l’horreur en lui conservant son nom plutôt que de l’ériger en barrière. Et plus près de nous, ce qui est arrivé avec le vocable « Sauvage » n’est pas très différent. Ce mot qui incarne tout un passé de violence, de discrimination et de souffrance est maintenant largement exclu de l’usage courant. Or, c’est la réflexion et le débat qui l’ont permis. Le recours à la censure et au tabou aurait produit un résultat différent.
On aperçoit ici l’urgence d’échanges entre professeurs et étudiants pour clarifier les positions des uns et des autres, pour dissiper de possibles malentendus et pour tenter de réduire les points de désaccord.
Il serait dommage que le Québec s’enfonce dans cette guerre de mots alors que déjà, sur un terrain voisin, il n’arrive pas à s’extirper de la querelle du racisme systémique. Ici, nous perdons du temps et de l’énergie à nous disputer sur le vocabulaire. Pendant ce temps, à cause d’un entêtement difficile à comprendre, le principal acteur qu’est l’État se garde d’intervenir énergiquement comme il devrait le faire. Tout cela est navrant.
L’État, il faut bien en convenir, n’est pas tout à fait le seul en faute, mais il trouve un alibi dans le fait qu’il y a ici un vrai problème conceptuel. La population comprend mal le mot, les spécialistes ne s’entendent pas non plus sur sa définition. Devant la réaction hésitante, sceptique ou carrément réfractaire de plusieurs décideurs et devant la confusion qui règne sur cette notion, les militants et la communauté universitaire devraient mener leur combat sous un autre étendard pour mieux servir la même cause. Personne ne se dispute sur le sens de l’islamisme radical, et tous les juifs savent ce qu’est l’antisémitisme.
Si j’avais à enseigner le racisme qui sévit depuis longtemps aux dépens de la population noire, je me croirais obligé de prononcer le concept dans le but, encore une fois, de le déconstruire comme le font les scientifiques, pour faire comprendre comment il en est venu à se charger de résonances aussi nocives et montrer tout le mal que peut faire un mot. Et ainsi fournir aux jeunes les raisons de s’en garder. Mais je le ferais en recourant à toute la prudence, à tous les ménagements, à tout le respect qu’impose la sensibilité des victimes.