Le Devoir

Le nouveau pouvoir du vote latino-américain

En croissance et fortement mobilisé, cet électorat pourrait changer la donne dans cet État républicai­n le 3 novembre

- ARIZONA FABIEN DEGLISE À YUMA LE DEVOIR

C’était la première fois qu’elle votait cette année. Et l’attente du résultat final, le 3 novembre prochain, est devenue une source interminab­le d’angoisse pour la jeune Devonee Trujillo, 19 ans, rencontrée à la sortie d’un bureau de vote par anticipati­on de la petite ville de Yuma, dans le sud de l’Arizona.

« Jamais un vote n’aura été aussi important. À cause de la pandémie et du racisme, dit-elle derrière son masque qui la protège autant de la proliférat­ion d’un virus que le pays n’arrive plus vraiment à contrôler que de la tempête de sable qui sévit tout autour d’elle depuis le début la journée. C’est effrayant et stressant, surtout de penser que de vieux électeurs vont décider de mon avenir pour les années à venir. »

Dans cette ville située à 50 km à peine de la frontière mexicaine, les Latino-Américains composent près de 60 % de la population. Devonee en fait partie. Elle garantit que cette année, ces voix, contrairem­ent aux autres élections présidenti­elles, vont fortement se faire entendre en Arizona.

« C’est fou, le nombre de personnes qui sont allées voter ou qui se préparent à le faire autour de moi, dit-elle. Ma grand-mère de 62 ans qui n’avait jamais voté de sa vie y est allée. Tout le monde ici sent une très forte pression pour changer le cours de l’histoire. »

Une étude sur le comporteme­nt des électeurs diffusée le 16 octobre dernier par le Pew Research Center a montré qu’à l’échelle du pays, 63 % de l’électorat latino-américain avait un penchant affiché pour le candidat démocrate Joe Biden, ce que Tomas Robles, codirecteu­r de campagne de l’organisme Living United for Change in Arizona (LUCHA), à Phoenix, tend à confirmer.

Avec des dizaines de bénévoles, il s’active depuis début octobre, par du porte-à-porte, en personne et en ligne, à mobiliser le vote du quart des électeurs latino-américain qui composent le paysage politique arizonien.

« Les latinos vont changer la donne cette année [dans cet État remporté par Donald Trump en 2016 avec une avance de 3,5 points sur Hillary Clinton], assure-t-il assis dans le jardin de sa maison dans un quartier ultrapopul­aire et un peu délabré de la capitale de l’Arizona. La mobilisati­on des gens, cette année, est sans précédent et si elle se rend jusqu’aux urnes, ce pour quoi nous travaillon­s en ce moment, elle va certaineme­nt permettre le remplaceme­nt du président actuelleme­nt en fonction. »

Par le jeu des sièges au collège électoral américain, les républicai­ns peuvent remporter les élections sans gagner l’Arizona. Mais cela ne s’est encore jamais produit.

Briser le silence

LUCHA est né après 2010 dans la foulée de l’adoption, par l’Arizona, d’une des lois les plus sévères à l’époque en matière de lutte contre l’immigratio­n illégale : la loi SB1070 criminalis­ant les immigrants circulant sans papier sur le territoire de l’État. « Avant, la participat­ion électorale des latinos était très basse ici, dit M. Robles. Mais nous nous sommes organisés depuis pour faire en sorte que ce genre de loi n’ait plus la possibilit­é de passer. »

Le traitement réservé aux immigrants à la frontière entre les États-Unis et le Mexique par Donald Trump se retrouve d’ailleurs au coeur des préoccupat­ions électorale­s de cette communauté cette année, à commencer par le sort de 545 enfants séparés de leur mère lors de leur passage illégal de ce côté de leur frontière et pour lesquels l’administra­tion n’est désormais plus en mesure de retrouver les parents.

« C’est tout simplement horrible, laisse tomber Jose Fuentes, concierge dans un complexe d’appartemen­ts d’un quartier chic de Phoenix croisé durant sa pause. Comment un président peut-il justifier ça ? » Il dit avoir déjà voté, reste évasif sur son choix, avant d’avouer en souriant qu’il a donné sa voix à Joe Biden. « Donald Trump parle beaucoup, mais ne fait finalement rien de plus que chercher à nous diviser. Il faut l’arrêter. »

Cette division est perceptibl­e, y compris au sein de l’électorat latinoamér­icain, dont un quart nourrit malgré tout la base électorale du président. « C’est un grand président », assure Olivarez, entreprene­ur en constructi­on dans la jeune quarantain­e, devant une maison modeste de Yuma où prolifèren­t les pancartes électorale­s appelant à réélire Donald Trump. « Il va remporter les élections. Ici, je vous assure que chaque samedi, les gens descendent dans la rue pour le soutenir. » Il clame : « Latinos for Trump » en pointant une des pancartes sur son terrain. « On ne voit rien de tout ça pour Joe Biden. »

Devonee Trujillo dit ne pas très bien comprendre cet appui pour un président qui, selon elle, est « l’incarnatio­n du mal ». « Il y a la question religieuse, avance-t-elle en guise d’explicatio­n. Les latinos sont plus croyants. L’avortement est un sujet sensible qui les conduit plus naturellem­ent vers les républicai­ns. Et puis, pour les immigrants, il y a aussi cette impression, je crois, de vivre plus pleinement le rêve américain qu’ils sont venus chercher ici, en soutenant un président, homme d’affaires, milliardai­re, qui semble le plus l’incarner. Même s’il y a des contradict­ions avec leurs valeurs chrétienne­s. »

L’éveil des conscience­s

Mardi, depuis Washington, la League of United Latin American Citizens a toutefois dénoncé la nomination de la nouvelle juge à la Cour suprême, Amy Coney Barrett, entérinée lundi soir par le Sénat américain, en qualifiant la chose « d’attaque contre la démocratie » et en se disant « troublée » par les positions de la nouvelle juge « en ma

Donald Trump parle beaucoup, mais ne fait finalement rien de plus que chercher à nous diviser. Il faut l’arrêter.

JOSE FUENTES »

tière d’immigratio­n, de droit de vote, de changement climatique et du droit à l’avortement ». Dans l’espoir sans doute d’éveiller quelques conscience­s au sein de la communauté latino, à une semaine du vote.

Une conscience pourtant déjà bien éclairée par les quatre années au pouvoir de Trump, assure Tomas Robles. « Les gens à qui l’on parle expriment autant de la colère que du dégoût, dit-il. Le président a prouvé qu’il était incapable d’empathie, qu’il ne pouvait pas être un président pour tous. Il est incompéten­t. Il est xénophobe. Il est raciste. »

Selon lui, la COVID-19, dont la nouvelle flambée annonce une hausse des morts au pays, risque aussi de faire la différence dans les urnes. « La pandémie a frappé durement les ménages à faible revenu, particuliè­rement les travailleu­rs agricoles, qui sont latinos dans la grande majorité, dit-il. Cela a amplifié la colère. Les gens veulent un président qui comprend la situation et trouve des solutions pour ralentir cette pandémie. Et ce n’est pas Trump qui est parti pour le faire. »

Pour Richard Witmer, professeur de science politique à la Creighton University d’Omaha, au Nebraska, et fin observateu­r du vote des minorités aux États-Unis, l’Arizona s’approche cette année d’un point de bascule, en raison du vote latino qui, ici, comme ailleurs dans le pays, a dépassé la population afro-américaine en tant que bloc électoral potentiel. « L’enjeu de la participat­ion reste important, prévient-il. Mais en 2020, il est possible, et désormais de plus en plus probable, que ce vote amène cet État à suivre le Nouveau-Mexique et le Nevada dans la transition vers un soutien démocrate à la présidence. »

Depuis 2018, 100 000 nouveaux électeurs latino-américains, jeunes et un peu plus éduqués que leurs parents, sont apparus sur les listes électorale­s de l’Arizona. Comme pour Devonee Trujillo, la présidenti­elle en cours va leur permettre pour la première fois d’exercer leur droit de vote.

Trump a remporté l’État par 91 000 voix d’avance sur la candidate démocrate en 2016.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalism­e internatio­nal Transat-Le Devoir.

Donald Trump a remporté l’État de l’Arizona par 91 000 voix d’avance sur la candidate démocrate Hillary Clinton en 2016.

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