La charge de Jacques Godin
Jacques Godin m’a offert le plus grand choc théâtral de ma vie. C’était au Quat’Sous en 1989 dans La charge de l’orignal épormyable de Claude Gauvreau, mise en scène par André Brassard. Sur les planches où il incarnait Mycroft Mixeudeim, cet être d’absolu, patient d’un hôpital psychiatrique face à des psys sadiques, son corps, son visage torturé par des douleurs infinies, vivaient avec une force inouïe le personnage incandescent qui était tout à la fois Gauvreau et lui-même. Si charnel, si puissamment meurtri, radioactif. Le texte immense et l’interprète se mariaient dans un cri humain et animal répercuté à travers le système nerveux du spectateur, qui en sortait sonné, en transe avec lui.
On parle souvent du coup de poing théâtral, mais le ressent-on si souvent au cours d’une vie ? Godin pouvait nous donner ces moments privilégiés là. Comme pour les plus grands acteurs, ses frères, certains personnages semblaient trouver en lui la caisse de résonance idéale pour l’intensité pure des immenses tragédies. Et même s’il pouvait jouer tous les registres, dont celui de la comédie, sa faculté de plonger dans les profondeurs de la psyché masculine était unique. Ceux qui ont repris ses grands rôles sur les planches demeuraient sous son ombre, faute d’avoir pu occuper les abîmes intérieurs aussi vigoureusement que lui. Son coeur l’a lâché à 90 ans, et cet homme à la fois sincère et énigmatique, qui a posé sa charge de densité sur notre monde de la télé, du cinéma et du théâtre durant six décennies, ne peut être remplacé. Un trou béant demeure dans son sillage. Comment oublier sa simplicité d’accès, sa douceur innée, son combat passionné pour la défense des animaux, son inquiétude pour l’avenir de la culture abordés avec la fougue des convictions ? Il n’était en représentation, ni dans la vie, ni dans ses rôles totalement endossés. Introverti, mal à l’aise dans le jeu médiatique, mais heureux de pouvoir parler en tête à tête de ce qui lui tenait à coeur.
Qui pouvait mieux habiter la peau du doux géant Lennie, figure de candeur prisonnière de sa force physique dans le chef-d’oeuvre Des souris et des hommes de John Steinbeck, aux côtés d’Hubert Loiselle en ami protecteur et futé ? Ce télé-théâtre de Paul Blouin (1971), inoublié, demeure nourri par le regard de candeur de Godin en enfant mal grandi aux prises avec un monde trop cruel de lui. Comme dans la pièce de Gauvreau.
Tissé dans sa société
Le départ de Jacques Godin nous rappelle aussi à quel point notre univers culturel, aujourd’hui si fragilisé par la pandémie, est jeune. Cet homme né à Saint-Henri, après des débuts au théâtre amateur, aura, l’espace d’une vie, participé aux radioromans, puis aux débuts de la télévision au cours des années 1950, dans le rôle très physique de Radisson et dans Les belles histoires des pays d’en haut, tout en se perpétuant jusqu’à nos jours. On le retrouvait il n’y a pas si longtemps au cinéma entre autres dans La dernière fugue de Léa Pool (2010) en personnage tyrannique au bout de son parcours, qui râle et qui souffre. Cette figure archétypale du patriarche acariâtre lui avait valu au petit écran un triomphe dans Sous le signe du lion à Radio-Canada à la fin des années 1990.
Ce Jacques Godin-là, de nombreuses générations de Québécois l’ont connu à une ou plusieurs étapes de leur vie comme de la sienne. Car il aura témoigné d’une mémoire en marche. Avoir joué dans 240 productions, toutes disciplines confondues (onze prix d’interprétation) ça accompagne en majesté une société qui creuse son sillon. En 2019, il participait encore à un court métrage d’Éric Labelle.
Sa perte ravive le souvenir des rôles qui nous ont marqués. Au grand écran, dans Being at Home with Claude, de Jean Beaudin, tiré en 1992 de la pièce de René-Daniel Dubois, son personnage du détective inquisiteur exposait sa facette de dur — la carrure de l’acteur y était pour quelque chose — qui aura marqué sa carrière. Aussi dans Pouvoir intime, d’Yves Simoneau (1986), en petit chef de bande rattrapé par son destin.
Surgissent en mémoire ses prestations plus angoissées, où filtraient ses failles et son décalage face au monde. Comme dans O.K. … Laliberté, de Marcel Carrière, en amoureux et employé malchanceux, toute vulnérabilité dehors. À travers Équinoxe d’Arthur Lamothe en 1986, son charisme insufflé à un homme en quête du passé à travers le dédale des îles de Sorel apportait une dimension de vertige qui transperçait l’écran.
De l’étrange visage de Jacques Godin, viril et émouvant, il reste à chacun le plein d’images, dont l’humanité de son personnage de médecin dans La donation de Bernard Émond. Mais la grandeur farouche de son être manquera à bien des oeuvres du futur. On garde en soi sa vérité et sa douleur secrète qui nous auront touchés jusqu’au bout de sa route.
Son coeur l’a lâché à 90 ans, et cet homme à la fois sincère et énigmatique, qui a posé sa charge de densité sur notre monde de la télé, du cinéma et du théâtre durant six décennies, ne peut être remplacé. Un trou béant demeure dans son sillage.