Le Devoir

Deux cultures, deux visions de l’antiracism­e

- Ismaël Gueymard L'auteur est un Québécois qui possède également les nationalit­és américaine et française. Il a vécu 10 ans aux États-Unis et 2 ans en France

Le Québec et le Canada sont aujourd’hui une zone de friction et la faille se dessine près de la rivière des Outaouais. L’affaire Verushka Lieutenant-Duval est le plus récent épisode qui démontre que les nouvelles cibles de l’antiracism­e venues des États-Unis créent un certain malaise en terre francophon­e. Une des explicatio­ns possibles serait que la recette de l’antiracism­e à l’anglo-saxonne est d’une certaine manière incompatib­le avec la vision du vivre ensemble à la française.

Aux États-Unis, la société est structurée autour de la distinctio­n des « races ». La « race » fait partie, selon les Américains, de l’ADN même des individus. Elle est aussi importante, sinon plus, que le nom et le prénom, que l’origine sociale, que l’accent, que la position ou le métier. La « race » est partout, omniprésen­te. À chaque formulaire rempli, pour une demande de prestation d’assurance chômage ou même pour réclamer un bordereau de vote, il vous est requis de sélectionn­er votre « race » dans une liste comportant des termes tels que « caucasien », « de couleur », « asiatique » ou « hispanique ». La classifica­tion de ces « races » abstraites et arbitraire­ment triées sur le volet devient une constructi­on sociale d’une importance magistrale. Il est possible de retrouver avec une facilité déconcerta­nte la proportion exacte de chacune de ces « races » sur toute page Wikipédia de ville, de comté ou d’État américain.

Cette folie singulière autour de la race est au fondement même du modèle ségrégatio­nniste américain et du « racisme systémique » qui existe encore aujourd’hui et qui prend forme tant sur les plans juridique, scolaire et social que politique, avec d’inacceptab­les dérives comme le gerrymande­ring et le manque d’accès à certains bureaux de vote pour amoindrir le poids ou le nombre de votes des Afro-Américains ou des Latino-Américains dans les élections.

Baignant dans la même culture, des mouvements antiracist­es américains utilisent les mêmes codes et les mêmes outils, mais, cette fois, au service des minorités qui subissent des injustices réelles et choquantes. On utilise les mêmes statistiqu­es, mais pour témoigner des inégalités. On démontrera que telle ou telle « race » ou religion est sous-représenté­e dans tel ou tel domaine ou surreprése­ntée dans telle ou telle situation. Forcément avec raison, puisque les statistiqu­es le démontrent. En réclamant le « droit à la différence », on voudra accorder des privilèges propres à certaines minorités puisque la majorité elle-même profite de privilèges que les autres n’ont pas. Cette recette de l’antiracism­e américain, en répondant à la forme de racisme qui existe sur place, fonctionne aux États-Unis, car elle en est un fruit culturel taillé sur mesure. Cependant, et peut-être heureuseme­nt, tout ce qui provient des ÉtatsUnis n’est pas nécessaire­ment applicable partout.

Cette conception américaine de la société ségréguée par races se bute aux fondements du pacte républicai­n français qui se résume par la devise « Liberté, égalité, fraternité ».

En France

En France, il est interdit (pour simplifier) de demander à quelqu’un de divulguer sa couleur de peau ou son appartenan­ce religieuse. Contreveni­r à ce principe est grave. En témoigne le scandale sur une pratique de « fichage ethnique » par le personnel de recrutemen­t du Paris Saint-Germain en 2018. C’est que cet acte — tout comme le fait de demander à quelqu’un son origine ethnique dans un recensemen­t ou un entretien d’embauche — s’oppose directemen­t aux principes fondateurs de la République et à l’article 1 de la Constituti­on. Des événements tragiques, dont l’affaire Dreyfus et l’occupation nazie (et les horreurs qu’elle a entraînées), ont laissé des traces indélébile­s dans l’histoire et rappellent l’importance de ne pas considérer ou ficher les individus en fonction de leur origine.

L’antiracism­e en France s’est aussi formé en fonction des codes et de la culture dont il prend sa source. Il s’est construit autour du principe du « droit à l’indifféren­ce » et donc à l’égalité pour tous, peu importe son apparence, son appartenan­ce ou ses préférence­s. Il se fonde sur la certitude qu’il existe qu’une seule « race », humaine, sur terre. Cet antiracism­e ne s’est donc pas intéressé au « clientélis­me », mais davantage à des principes universels, notamment l’égalité des chances et la pénalisati­on des discours incitant à la haine. Alors qu’aux États-Unis, le président lui-même semble pouvoir proférer des insultes racistes au va-tout et inciter à la haine de tel ou tel groupe, et ce, dans une impunité étonnante.

En somme, l’antiracism­e français serait attaché à l’« universali­sme », alors que l’antiracism­e américain serait, lui, davantage associé au « communauta­risme ». Ces deux visions ne peuvent qu’être diamétrale­ment opposées et elles se cristallis­ent dans le débat au Québec et au Canada. Les réactions unanimemen­t antagoniqu­es des classes politiques francophon­e et anglophone sur la crise ayant cours à l’Université d’Ottawa laissent une impression de jour et de nuit de part et d’autre de la rivière des Outaouais.

Ce choc presque caricatura­l pourrait s’expliquer, entre autres, par le fait que les université­s de langue française se sont historique­ment tournées vers la France et se sont montrées perméables à ses idées alors que celles de langue anglaise se sont plutôt tournées vers les États-Unis. Il serait aussi logique que les université­s bilingues comme celles de Concordia (où une professeur­e a été sanctionné­e pour avoir cité le titre du livre Nègres blancs d’Amérique, de Pierre Vallières, un ouvrage incontourn­able pour comprendre les dynamiques anticoloni­alistes dans le Québec de la Révolution tranquille) et d’Ottawa soient prises au front de ce débat fondamenta­l.

L’antiracism­e français serait attaché à l’« universali­sme », alors que l’antiracism­e américain serait, lui, davantage associé au « communauta­risme ». Ces deux visions ne peuvent qu’être diamétrale­ment opposées.

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