Le Devoir

L’angoisse monte en Pennsylvan­ie

Remporté à la surprise générale par Trump en 2016, l’État pourrait lui coûter la présidence en 2020

- FABIEN DEGLISE

Quand elle y pense, elle serre les dents. L’attente des résultats du vote de mardi aux États-Unis est devenue une source intense de stress pour Heather Tucker-Holdin, mère de famille de la banlieue ouest de Philadelph­ie.

« Bien sûr, j’ai l’espoir que la Pennsylvan­ie redevienne démocrate. Mais on n’est jamais sûr de rien, dit-elle alors que son mari, en arrière, brise la quiétude de ce dimanche matin avec sa souffleuse à feuilles. Les quatre dernières années ont été éprouvante­s ». Elle nomme : le racisme, la violence verbale du président, la dégradatio­n du climat social, la pandémie… « La COVID-19, les élections, les obligation­s familiales, tout ça a fait grimper mon anxiété à un niveau très élevé. J’ai de la difficulté à m’endormir en ce moment. »

Mme Tucker-Holdin espère un premier soulagemen­t mardi, quand elle ira voter, avec toute sa famille. « On n’a jamais manqué une élection », dit l’Afro-Américaine. Puis, un deuxième lorsque, quelques jours plus tard, son candidat, Joe Biden, sera élu. Si c’est ce qui doit se produire.

À une journée de la présidenti­elle américaine, la Pennsylvan­ie retient son souffle en prévision d’un scrutin que plusieurs ici qualifient d’« important » et dans lequel l’État se prépare sans doute à jouer un rôle très important.

« La Pennsylvan­ie est un État très compétitif qui a réélu un sénateur démocrate et un gouverneur démocrate en 2018, explique en entrevue l’essayiste Dan Hopkins, auteur The Increasing­ly United States, qui sonde le nouvel imaginaire et le repli identitair­e de l’électorat américain. Le soutien du président s’est érodé depuis 2016 parmi les électeurs de banlieue, souvent diplômés d’université­s. Il a aussi perdu le soutien des électeurs blancs sans diplôme universita­ire, en particulie­r les femmes. »

Signe de cette fragilité, samedi, Donald Trump y a multiplié les apparition­s lors de quatre grands rassemblem­ents, qui, avec leurs foules peu masquées et denses, sont devenus sa marque de commerce. Dans les régions rurales qu’il a visitées — et où les électeurs lui sont plus favorables que dans les centres urbains de Philadelph­ie et de Pittsburgh —, il a à nouveau minimisé la pandémie et discrédité une énième fois les résultats du vote, qui, selon lui, vont être un « bordel » propice à « la triche ».

Dans la petite ville de Reading, il a d’ailleurs remercié d’avance « la Cour suprême » pour la victoire qu’elle pourrait lui accorder « peu de temps après » le vote de mardi.

« Le président ne va pas voler cette élection », a répondu Joe Biden dimanche depuis Philadelph­ie, où il a fait campagne.

Après avoir fait la tournée de cinq États clés en une journée à peine dimanche, le Michigan, l’Iowa, la Caroline du Nord, la Géorgie et la Floride, Donald Trump a prévu de revenir en Pennsylvan­ie lundi, à Scranton. Une provocatio­n à la veille du scrutin présidenti­el : c’est la ville où Joe Biden est né.

Un nouveau paysage

Le bénéfice risque toutefois d’être faible pour l’homme d’affaires, estime le stratège démocrate Robert Lehrman. Le rédacteur des discours d’Al Gore à une autre époque voit dans la Pennsylvan­ie un champ de bataille qui a bien changé depuis 2016 et la défaite d’Hillary Clinton. « La Pennsylvan­ie n’est pas un État républicai­n, dit-il. Lors des 17 dernières élections présidenti­elles, les républicai­ns n’ont gagné que sept fois. Et puis, en 2016, la gauche s’est tiré dans le pied, avec la présence sur les bulletins de vote de la candidate écologiste Jill Stein. Elle a récolté 49 678 voix. Trump a remporté l’État avec une marge de 44 292 voix. » Et il ajoute : « Il a gagné une fois à la loterie. Mais il ne devrait pas continuer à acheter des billets. »

Une deuxième victoire ? C’est pourtant le scénario que se joue Mike Murtugh, de la banlieue du sud de Philadelph­ie, casquette « Trump 2020 » fièrement enfoncée sur la tête. Il travaille pour une compagnie de livraison. La mécanique des camions, précise-t-il. « On essaie de lui faire porter le chapeau pour la pandémie, mais il n’y est pour rien. Il va être réélu. » Il trouve aussi que la crise a été bien gérée. « Je n’ai jamais eu autant de travail et je fais beaucoup d’argent depuis le début de la crise. J’espère que cela va continuer. »

D’espoir et de pancartes

Sur les ondes de CNN, dimanche, le gouverneur Tom Wolf a toutefois prédit une victoire du démocrate mardi, en insistant sur le paysage politique en mutation dans son État. « Il y a beaucoup de pancartes pour Biden à des endroits où il n’y en avait pas pour [Hillary] Clinton en 2016 », a-t-il dit. « Je crois que Joe Biden et Kamala Harris vont très bien réussir en Pennsylvan­ie. »

Des pancartes ? Le quartier de Darby, à la porte du centre-ville de Philadelph­ie, n’en manquait pas dimanche, plusieurs appelant même, sans équivoque, à « voter » pour « Arrêter Trump ». « S’il a été élu ici la dernière fois, c’est en raison de l’abstention, résume Elia Vollano, militante démocrate venue faire du porteà-porte pour inciter les habitants du coin à se rendre aux urnes mardi. La participat­ion va être un tournant de ce scrutin. Nous ciblons ceux qui n’ont pas voté en 2016. » « On sent la frustratio­n des gens face aux quatre dernières années de Trump et leur angoisse monter plus le jour du vote approche », renchérit sa fille, Gianna, qui l’accompagne depuis un mois dans cette entreprise de mobilisati­on. À 21 ans, c’est sa première élection. « Bien sûr, Joe Biden ne va pas changer les choses du jour au lendemain, dit-elle. Mais au moins, il va placer le pays dans la bonne direction. »

C’est ce que l’homme a promis d’ailleurs dimanche, lors de deux rassemblem­ents politiques à Philadelph­ie, où, comme à l’habitude dans le camp démocrate, la distance était assurée par le confinemen­t des spectateur­s dans leur voiture. « Nous ne pouvons pas nous permettre quatre autres années de haine et de divisions, a-t-il lancé en après-midi. Je me présente comme un fier démocrate, mais je vais être le président des États-Unis, avec le devoir de prendre soin de tout le monde. »

L’ex-vice-président a également salué la mémoire de Walter Wallace, père de famille de 27 ans abattu de 14 balles par la police de Philadelph­ie Ouest lundi dernier, lors d’une énième interventi­on policière qui a dérapé. L’assassinat a déclenché une vague de protestati­on dans la ville, les jours suivants. Le calme est désormais revenu.

Enrayer les divisions

« Il ne nous reste plus que deux jours, deux jours de plus pour mettre fin à cette présidence qui, depuis le début, a cherché à nous diviser, à nous déchirer », a dit Joe Biden devant une cinquantai­ne de voitures près d’une église baptiste de la ville.

Pour le politicolo­gue Vin Arceneaux, de la Temple University, l’effet de cette nouvelle bavure policière sur le vote de mardi est difficile à prévoir, mais elle pourrait « renforcer la façon dont les gens envisageai­ent déjà de voter », dit-il. « Les manifestat­ions du mouvement Black Lives Matter de cet été n’ont pas conduit à un soutien plus élevé pour Trump. Son appel à la loi et l’ordre n’a pas réussi à résonner auprès de l’électeur. Les sondages suggèrent même que plus d’Américains font confiance à Joe Biden pour aider à résoudre les problèmes de racisme institutio­nnalisé, à réformer la police et à maintenir l’ordre. »

Samedi matin, Charles Mackins, la jeune trentaine, était venu se recueillir au coin de la rue Locust et de la 61e rue, à Philadelph­ie Ouest, où Walter Wallace, alors en crise, a péri. Les parents de la victime avaient appelé les services médicaux à l’aide. « On a vu depuis quatre ans à quoi ressemble la présidence de Donald Trump, a-t-il dit. Il n’a même pas exprimé de compassion après ce meurtre. Nous avons besoin de nouvelles idées pour l’avenir, parce que ce sont les anciennes qui conduisent à ce genre de mort que l’on pourrait éviter. »

Il a dit aussi que « Joe Biden est la réponse facile », qui n’est pas forcément la plus satisfaisa­nte pour lui. « Il va essayer au moins de rassembler les gens. Et c’est par ça qu’il faut commencer. »

 ?? FABIEN DEGLISE LE DEVOIR ?? Heather Tucker-Holdin devant son mari et sa souffleuse à feuilles, en banlieue de Philadelph­ie
FABIEN DEGLISE LE DEVOIR Heather Tucker-Holdin devant son mari et sa souffleuse à feuilles, en banlieue de Philadelph­ie
 ?? FABIEN DEGLISE LE DEVOIR ?? Charles Mackins est venu se recueillir samedi au coin de la rue Locust et de la 61e rue, à Philadelph­ie Ouest, où Walter Wallace, un père de famille de 27 ans, a été abattu de 14 balles par la police lundi dernier.
FABIEN DEGLISE LE DEVOIR Charles Mackins est venu se recueillir samedi au coin de la rue Locust et de la 61e rue, à Philadelph­ie Ouest, où Walter Wallace, un père de famille de 27 ans, a été abattu de 14 balles par la police lundi dernier.

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