En noir et blanc
Elle s’appelle Émilie Nadeau. Aucun lien de parenté avec le susnommé. Je ne la connais pas. Elle est photographe. Une photographe « officielle ». C’est-à-dire qu’elle fabrique des images pour contribuer à en édifier une plus grande encore, ce qu’il est convenu d’appeler une image publique. En l’occurrence, il s’agit de l’image publique d’un premier ministre. François Legault.
Je regarde les photos de François Legault signées par Émilie Nadeau. Elles sont publiées sur les réseaux sociaux, ici et là, de même que dans des magazines et des journaux, lesquels les reprennent volontiers, comme si de rien n’était.
Nombre de ces photos du premier ministre, très léchées, travaillées, savamment cadrées, ont la particularité d’être présentées en noir et blanc. Un noir et blanc, il faut le préciser, de l’ère du numérique, c’est-à-dire d’une précision presque clinique.
Ces images se trouvent toutes à bonne distance du grain incertain des photos d’antan, à base de sels d’argent. La surdéfinition y règne. Elles témoignent de la précision technologique valorisée par notre société. Tout y est très net. Précis. Chirurgical. Coupé au couteau des pixels.
Que signifie qu’un premier ministre d’aujourd’hui soit représenté, très officiellement, en noir et blanc ?
Une photographie constitue un puissant trait d’union entre notre réalité et l’idée que nous nous en faisons. Elle révèle de la sorte plusieurs traits de son époque, en nous montrant toujours plus que ce à quoi elle semble d’emblée se consacrer. Regardez des photos anciennes. Vous savez d’emblée les associer à une certaine époque parce qu’elles vous y plongent en pensée. À cause des vêtements, des objets, des visages. Et pas seulement à cause de ces traits évidents. Le papier photographique crénelé, les bords arrondis ou les encadrements dans lesquels les photographies sont présentées, les variations même de leurs teintes autant que leurs formats peuvent aussi évoquer la société qui les a engendrées. Une photographie exprime des choses dont le photographe lui-même n’avait pas la moindre idée.
Longtemps, le noir et blanc fut tenu pour plus présentable que la couleur. La photographie polychrome était même interdite, dans bien des cas, pour les documents officiels. Les photos en couleur, par exemple, n’étaient pas acceptées pour les passeports. Les imprimeries avaient pourtant les moyens de les reproduire. Elles le faisaient d’ailleurs très bien pour la publicité. Cependant, la couleur était souvent considérée comme vulgaire, instable, passagère, fallacieuse. On lui reprochait ses airs de carte postale. Elle en avait la légèreté. Elle manquait de sérieux. Après l’explosion des couleurs dans les enluminures du Moyen Âge, l’oeil s’était habitué, comme s’il n’y avait plus que cela, aux textes imprimés en noir et blanc, de même qu’aux gravures qui les accompagnaient, elles aussi se contentant de variation dans les tonalités de gris.
Plusieurs des plus grands photographes du XXe siècle ne travaillèrent qu’en noir et blanc, jugeant dérisoire l’usage de la couleur, sauf pour des applications commerciales. L’« oeil du siècle », comme on surnomma Henri Cartier-Bresson (HCB), ne jura que par le noir et blanc tiré de son petit Leica, même s’il produisit aussi, en aparté du gros de son oeuvre, quelques très rares images en couleur. Dans le cas de la couleur, disait HCB, ce ne sont plus les formes et le fond qui comptent, mais la couleur elle-même.
Il existe pourtant, dès le début du XXe siècle, avant la boucherie de 1914, des procédés photographiques en couleur dont le rendu est remarquable. De magnifiques autochromes des frères Lumière, produits à compter de 1902, nous fascinent à raison aujourd’hui, avec leurs couleurs denses et chaudes, presque veloutées. Ces photographies font désormais l’objet de savantes restaurations et d’une large diffusion, après avoir été longtemps négligées. Leurs couleurs nous donnent le sentiment diffus de nous rapprocher quelque peu du passé. L’appétit pour des images anciennes savamment colorisées s’est étendu jusqu’au cinéma, dans un élan qui invite à penser que le temps s’envisage bien mieux dans la fragilité scintillante des apparences de la vie en couleur. Le récent documentaire français Décolonisations, du sang et des larmes, qui retrace l’histoire des décolonisations sur les continents asiatique et africain, a fait le choix de coloriser des archives, en grande partie inédites, de Madagascar, du Vietnam et de la Côte d’Ivoire, afin de renforcer l’unité sur le temps long et les résonances du présent d’un passé segmenté et occulté. Tout est-il plus clair en couleur ?
Les médias d’aujourd’hui s’appuient massivement sur une profusion d’images en couleur. Elles défilent, sous nos yeux, en un flot continu. Pour la plupart, nous les oublions aussi vite qu’elles apparaissent. Comment pourrait-il en être autrement ? En 2020 seulement, on estime que plus de 1,4 milliard de photos seront produites.
Dans cette surabondance, le noir et blanc apparaît comme un filtre, appliqué du bout des doigts, capable d’engendrer un effet de distinction, de mimer la consistance du passé, au nom de conventions dont en réalité on se joue de bout en bout. Autrement dit, l’usage du noir et blanc, désormais, s’attache à l’idée, consciente ou non, qu’on veut avoir affaire à quelque chose de plus vrai, de plus profond, de plus sérieux, à quelque chose à situer dans l’ordre de l’essentiel, qui se distingue de tout ce qui est fugitif et futile.
Dans une entrevue, la photographe Émilie Nadeau dit : « Je bâtis les archives qui vont un jour ressortir en images. » Nous sommes à une époque d’illusions où la surface, au nom de la mécanique du numérique et du traitement sensationnaliste, souhaite finir par être confondue avec la profondeur. Tout est bien affaire de décors. C’est écrit noir sur blanc.