Le Devoir

Ces mots-grenades dans mes mains sont-ils des armes ou des fruits ?

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Ce clin d’oeil au roman de Dany Laferrière n’est pas une plaisanter­ie, mais la question sérieuse que pourraient se poser les personnes non racisées qui enseignent au sein des institutio­ns d’enseigneme­nt supérieur au Québec quand vient le temps d’aborder certains sujets. Cette question, je me la pose d’autant plus que, personne blanche comme plus de 94 % des professeur­s des cégeps, j’enseigne des oeuvres littéraire­s qui thématisen­t les phénomènes d’oppression, comme le colonialis­me et le racisme. Dans les cégeps et les université­s où les dynamiques de pouvoir les favorisent, les personnes non racisées ont entre leurs mains toutes sortes de mots, dont plusieurs pourraient ressembler à des fruits. La situation actuelle, c’est qu’il est de moins en moins possible d’ignorer que certaines grenades sont des armes qui ont le pouvoir de blesser, d’offenser des personnes meurtries par l’histoire et la vie de tous les jours. La présente controvers­e pourrait être l’occasion de rappeler que ce qui vient avec l’usage de la parole que nous octroient certaines fonctions, c’est un sens de la responsabi­lité et que la plus belle façon d’incarner cette responsabi­lité, c’est d’agir de façon à ce que ses comporteme­nts ne soient pas l’affirmatio­n de son droit de manipuler des armes à sa guise, mais la confirmati­on en acte du sens de l’autre, du souci de l’autre que l’on pourrait faire de nouveau souffrir, même malgré soi. En ce moment, bien des voix font entendre une réaction braquée, brandissan­t la liberté d’expression pour pourfendre une « culture de censure » ou « l’hypersensi­bilité » contempora­ine. D’autres sont bouleversé­s d’apprendre que ce fruit n’en est pas un et que les grenades ont longtemps explosé sans faire de bruit, sans qu’on le sache parce qu’on n’a jamais vécu dans sa chair cette violence. Maintenant, tout le monde est au courant. Et les personnes du groupe ethnocultu­rel majoritair­e qui sont peut-être momentaném­ent ébranlées d’apprendre qu’elles sont appelées à changer certains comporteme­nts mais qui consentent à écouter ce qu’ont à dire leurs contempora­ins les plus défavorisé­s, eh bien, ces personnes, quand elles contribuer­ont à rendre plus réel encore le respect de la dignité de tous, pourront alors devenir des armes chargées d’avenir.

Martin Jalbert, Départemen­t de Lettres, cégep Marie-Victorin

Montréal Le 25 octobre 2020

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