Le Devoir

Le référendum

- JOHN R. MACARTHUR

Fin août 1988, je me suis retrouvé à Santiago, au Chili, en pleine campagne du référendum sur le possible prolongeme­nt de la dictature d’Augusto Pinochet. J’étais associé à une organisati­on prônant la liberté de la presse, et ma mission concernait les journalist­es chiliens souvent jetés en prison pour des « crimes » perçus par un gouverneme­nt intolérant aux principes de droits civils chéris de mes confrères américains et européens.

À l’époque, j’avais été frappé par le courage de certains journalist­es d’opposition, dont Francisco Herreros, rédacteur de Cauce, à qui j’avais rendu visite dans son lieu d’incarcérat­ion et qui avait démontré un sang-froid digne de notre métier. En y réfléchiss­ant ces dernières semaines, je constatai que ce qui m’avait également impression­né, c’était la belle simplicité d’un plébiscite où le choix offert —« si » ou « no » — suscitait une passion et une participat­ion extraordin­aires, qu’on ne voit pas d’habitude lors d’une course électorale. Partout dans la capitale chilienne, on ressentait une excitation, une véritable vague d’émotions, qui me rendait presque jaloux de ce peuple jusquelà opprimé et terrifié par un régime militaire qui n’hésitait pas à tuer, à torturer et à éliminer les opposants dans la quête d’un contrôle total.

Évidemment, cette situation n’est pas vraiment comparable à l’élection présidenti­elle qui se produira demain aux États-Unis — Donald Trump n’est pas un généraliss­ime avec les pleins pouvoirs, bien qu’il incarne le caudillo latino-américain avec panache. En revanche, ce scrutin a très peu à voir avec un choix traditionn­el entre candidats ; il se joue presque entièremen­t sur la personnali­té et la conduite du président sortant. J’en suis encore plus conscient depuis le 18 octobre, jour où j’ai assisté, au volant de ma voiture, à un rassemblem­ent mobile de trumpistes à Long Island. Sur plusieurs kilomètres, on pouvait voir défiler un convoi de pick-up et de 4x4 arborant des drapeaux imprimés avec le visage de Trump et des drapeaux américains ainsi que le slogan « Make America Great Again » affiché sur des pancartes. Les chauffeurs, tous blancs selon moi, klaxonnaie­nt à maintes reprises tandis que d’autres militants Trump, dont des femmes, applaudiss­aient sur le bord de la route, souriants et réellement enthousias­tes par ce beau dimanche ensoleillé.

D’où venait cette ardente admiration envers un homme qui trafique ouvertemen­t à l’aide de mensonges et d’escroqueri­es ? Je voyais dans leurs visages un genre de gaieté furieuse liée à une colère inassouvie, renforcée par la haine anti-Trump venant des élites du journalism­e, de l’entreprise et du beau monde d’Hollywood. Ignorés pendant longtemps par des politicien­s des deux partis, figés ou en chute dans leur statut économique, ces gens ont converti la rancune égoïste de Trump — son « je m’en fous de tout ce que disent mes ennemis » — en vertu morale. À cela, et non pas à la politique finalement médiocre et faible de Trump, ils disent (et voteront) « Oui ! ». Plutôt ça que de souffrir à nouveau la cruauté de la « mondialisa­tion » et de la « révolution numérique » prônées par les clans Clinton et Obama.

Malheureus­ement, Trump se fout des petites gens qui le soutiennen­t dans sa prétendue présidence. Pour Trump, les partisans que j’ai croisés sur la route sont tout simplement des « losers », bons à rien à part vociférer contre les élites et prendre leurs billets pour les exhibition­s de lutte profession­nelle dans son ancien hôtel à Atlantic City. Pour comprendre à quel point Trump les a laissés choir, consultez la récente chronique de Stéphane Lauer dans Le Monde et la tribune d’Alan Blinder dans le Wall Street Journal. De la relance promise de l’industrie du charbon à la réindustri­alisation, le show Trump a très peu en commun avec la réalité.

Comment donc voter « non » dans ce référendum où le non n’est pas officielle­ment une option ? C’est plus compliqué que cela ne semble. En tant que sénateur du Delaware, Joe Biden a appuyé tous les projets de loi néolibérau­x chers au gouverneme­nt Clinton et à ses alliés républicai­ns — notamment l’ALENA, l’accord d’échange avec la Chine et l’abrogation de la loi Glass-Steagall, qui avait interdit depuis 1933 la fusion de banques commercial­es et de banques d’affaires. Il est allé encore plus loin durant le gouverneme­nt George W. Bush comme l’un des parrains de la « réforme » de la loi concernant les faillites et les débiteurs, cela pour plaire aux sociétés de cartes de crédit ayant leur siège social dans son État. Alors vice-président, Biden, archi-suiviste et clientélis­te, s’est tu quand son chef, Barack Obama, au début de son premier mandat, a renié son engagement de campagne de « réformer » l’ALENA. Ce mépris pour le travailleu­r ordinaire, cette indifféren­ce aux intérêts de la classe ouvrière exhibée par le Parti démocrate pendant trois décennies nous a menés directemen­t à l’élection de Trump. Les trois États essentiels dans sa victoire furent le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvan­ie, tous gravement touchés par la politique de « libre » échange à la Clinton-Gore-Obama-Biden.

Ainsi, je ne choisis pas Biden demain, je choisis de cocher « Biden » sur mon bulletin de vote afin de voter

« non » à un référendum sur Trump. Dire que New York est acquis d’avance dans le Collège électoral — se permettre le luxe de voter pour un troisième parti —, c’est esquiver sa responsabi­lité de citoyen. Un rejet populaire de ce président détestable l’enverra paître. Un bon résultat, non ?

John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine. Sa chronique revient au début de chaque mois.

Ignorés pendant longtemps par des politicien­s des deux partis, figés ou en chute dans leur statut économique, ces gens ont converti la rancune égoïste de Trump en vertu morale

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