S’ennuyer à mourir
L’isolement et la solitude augmentent les risques de problèmes de santé
En 2018-2019, plus de 14 000 personnes sont décédées dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), soit 20 % de tous les décès du Québec. En moyenne, une nouvelle résidente y vivra deux ans et demi avant de mourir. Toutefois, alors que certaines personnes y habitent pendant des décennies, plusieurs autres n’y habitent que quelques semaines. Si l’étiquette de mouroir attribuée aux CHSLD est péjorative, il n’en demeure pas moins que la mort fait factuellement partie de leur quotidien.
Par-delà ce contexte, le désir de vivre, et de bien vivre, est commun en CHSLD. Ce désir est difficilement perceptible puisqu’il est camouflé par l’aménagement institutionnel et les limitations physiques et cognitives de leurs résidentes. Il est néanmoins possible de déceler et de réanimer cette vitalité présente en chaque résidente. Les proches, les préposées aux bénéficiaires et les bénévoles savent notamment le faire par diverses interactions stimulantes. À ces façons d’être ou d’agir, qui révèlent la vitalité intérieure des résidentes, s’ajoutent les plaisirs procurés par la visite d’un jardin, la présence d’enfants, une musique connue ou un bon repas.
La profonde insatisfaction des résidentes et de leurs proches à l’égard des CHSLD émerge surtout de la rareté des occasions de jouir de ces plaisirs. Les tristesses et les inquiétudes vécues en CHSLD sont de nature relationnelle ou sociale plus fréquemment que de nature médicale ou infirmière. Selon le gériatre américain Bill Thomas, l’ennui, la solitude et l’impuissance sont les trois maux les plus marquants de l’expérience dans les milieux d’hébergement d’ici et d’ailleurs. Leur réduction à court et long terme doit devenir une mission prioritaire des décideurs, y compris en contexte pandémique ou endémique probable.
Cette mise à distance des éléments qui donnent sens à la vie des résidentes est fondée sur la persistance d’un modèle institutionnel, quasi industriel d’hébergement. Ce modèle priorise la santé et la sécurité souvent au détriment du bonheur et de l’autonomie.
Plus largement, c’est ce modèle qui est à la source du financement des CHSLD, calculé pour permettre des infrastructures et du personnel médicoinfirmier tout juste nécessaires pour assurer la sécurité des résidentes. La pandémie démontre que cet effet sécuritaire ne s’avère pas toujours. Toutefois, avant et pendant la pandémie, ces milieux demeurent largement incapables d’offrir une vie entière à leurs résidentes. Au Québec, l’approche « milieu de vie », qui promeut l’idée que les CHSLD doivent soutenir l’autonomie et la qualité de vie, vise depuis près de 20 ans à transformer cette réalité, mais peine à faire sa place.
La pandémie de COVID-19 exacerbe cette difficile cohabitation entre la nécessité d’assurer la santé et la sécurité des résidentes et leur désir de bien vivre. Si près de 10 % de toutes les résidentes de CHSLD sont décédées après avoir contracté la COVID-19, 100 % vivent depuis 9 mois avec des mesures imposées qui assèchent leurs sources de bonheur déjà arides. Les déplacements de chambres requis pour isoler les « cas positifs », les restrictions d’accès des proches et des bénévoles et la réduction des activités de groupe ont notamment exacerbé l’isolement et la solitude.
Des consultations exploratoires de gestionnaires, d’employés et de proches ayant vécu la première vague indiquent que les conséquences psychologiques de ces mesures ont contribué à la fin de vie de résidentes en suscitant des états rappelant le syndrome de glissement. Ce constat préliminaire est cohérent avec les études qui démontrent que l’isolement et la solitude augmentent les risques de problèmes de santé et de mortalité. Sachant que les effets de la pandémie dépasseront l’espérance de vie d’une majorité de résidentes, l’imposition de ces mesures est-elle moralement acceptable ? […]
Sur le plan de la gouvernance, nous suggérons que le MSSS oriente les efforts des CHSLD vers le maintien de la qualité de vie autant que vers la prévention de la maladie et de la mort. La mise en oeuvre de cellules de gestion de crise inclusives de membres du comité des usagers dans chaque CHSLD est souhaitable pour favoriser l’atteinte de cet équilibre. Par ailleurs, nous recommandons que plus de ressources soient octroyées pour permettre une offre d’animation et de loisirs bonifiée et adaptée aux exigences sanitaires. L’accès à des ressources de psychothérapie serait aussi d’une grande valeur tant pour les résidentes que pour les employés.
Finalement, sachant que la mort en CHSLD est une expérience commune, et que sa fréquence est exacerbée par l’actuelle pandémie, des ressources pour améliorer les soins de fin de vie offerts aux résidentes qui vivront leurs derniers jours dans ce contexte restrictif sont appelées. Cela doit inclure des mesures pour permettre aux proches d’accompagner et de rester auprès des leurs en fin de vie, mais aussi pour aider les soignants à se relever de deuils constants.
Il est de la responsabilité du gouvernement d’assurer aux résidents de CHSLD une vie et une fin de vie où le sens et le bonheur sont au coeur du soin.
* Texte cosigné par François Aubry, professeur, Département de travail social, Université du Québec en Outaouais ; Yves Couturier, professeur titulaire, Département de travail social, Université de Sherbrooke ; Isabelle Feillou, professeure adjointe, Département des relations industrielles, Université Laval ; Éric Gagnon, chercheur, Université Laval.