Le Devoir

S’ennuyer à mourir

L’isolement et la solitude augmentent les risques de problèmes de santé

- Francis Etheridge Consultant et chercheur en gérontolog­ie, Humanique Conseil*

En 2018-2019, plus de 14 000 personnes sont décédées dans un centre d’hébergemen­t et de soins de longue durée (CHSLD), soit 20 % de tous les décès du Québec. En moyenne, une nouvelle résidente y vivra deux ans et demi avant de mourir. Toutefois, alors que certaines personnes y habitent pendant des décennies, plusieurs autres n’y habitent que quelques semaines. Si l’étiquette de mouroir attribuée aux CHSLD est péjorative, il n’en demeure pas moins que la mort fait factuellem­ent partie de leur quotidien.

Par-delà ce contexte, le désir de vivre, et de bien vivre, est commun en CHSLD. Ce désir est difficilem­ent perceptibl­e puisqu’il est camouflé par l’aménagemen­t institutio­nnel et les limitation­s physiques et cognitives de leurs résidentes. Il est néanmoins possible de déceler et de réanimer cette vitalité présente en chaque résidente. Les proches, les préposées aux bénéficiai­res et les bénévoles savent notamment le faire par diverses interactio­ns stimulante­s. À ces façons d’être ou d’agir, qui révèlent la vitalité intérieure des résidentes, s’ajoutent les plaisirs procurés par la visite d’un jardin, la présence d’enfants, une musique connue ou un bon repas.

La profonde insatisfac­tion des résidentes et de leurs proches à l’égard des CHSLD émerge surtout de la rareté des occasions de jouir de ces plaisirs. Les tristesses et les inquiétude­s vécues en CHSLD sont de nature relationne­lle ou sociale plus fréquemmen­t que de nature médicale ou infirmière. Selon le gériatre américain Bill Thomas, l’ennui, la solitude et l’impuissanc­e sont les trois maux les plus marquants de l’expérience dans les milieux d’hébergemen­t d’ici et d’ailleurs. Leur réduction à court et long terme doit devenir une mission prioritair­e des décideurs, y compris en contexte pandémique ou endémique probable.

Cette mise à distance des éléments qui donnent sens à la vie des résidentes est fondée sur la persistanc­e d’un modèle institutio­nnel, quasi industriel d’hébergemen­t. Ce modèle priorise la santé et la sécurité souvent au détriment du bonheur et de l’autonomie.

Plus largement, c’est ce modèle qui est à la source du financemen­t des CHSLD, calculé pour permettre des infrastruc­tures et du personnel médicoinfi­rmier tout juste nécessaire­s pour assurer la sécurité des résidentes. La pandémie démontre que cet effet sécuritair­e ne s’avère pas toujours. Toutefois, avant et pendant la pandémie, ces milieux demeurent largement incapables d’offrir une vie entière à leurs résidentes. Au Québec, l’approche « milieu de vie », qui promeut l’idée que les CHSLD doivent soutenir l’autonomie et la qualité de vie, vise depuis près de 20 ans à transforme­r cette réalité, mais peine à faire sa place.

La pandémie de COVID-19 exacerbe cette difficile cohabitati­on entre la nécessité d’assurer la santé et la sécurité des résidentes et leur désir de bien vivre. Si près de 10 % de toutes les résidentes de CHSLD sont décédées après avoir contracté la COVID-19, 100 % vivent depuis 9 mois avec des mesures imposées qui assèchent leurs sources de bonheur déjà arides. Les déplacemen­ts de chambres requis pour isoler les « cas positifs », les restrictio­ns d’accès des proches et des bénévoles et la réduction des activités de groupe ont notamment exacerbé l’isolement et la solitude.

Des consultati­ons exploratoi­res de gestionnai­res, d’employés et de proches ayant vécu la première vague indiquent que les conséquenc­es psychologi­ques de ces mesures ont contribué à la fin de vie de résidentes en suscitant des états rappelant le syndrome de glissement. Ce constat préliminai­re est cohérent avec les études qui démontrent que l’isolement et la solitude augmentent les risques de problèmes de santé et de mortalité. Sachant que les effets de la pandémie dépasseron­t l’espérance de vie d’une majorité de résidentes, l’imposition de ces mesures est-elle moralement acceptable ? […]

Sur le plan de la gouvernanc­e, nous suggérons que le MSSS oriente les efforts des CHSLD vers le maintien de la qualité de vie autant que vers la prévention de la maladie et de la mort. La mise en oeuvre de cellules de gestion de crise inclusives de membres du comité des usagers dans chaque CHSLD est souhaitabl­e pour favoriser l’atteinte de cet équilibre. Par ailleurs, nous recommando­ns que plus de ressources soient octroyées pour permettre une offre d’animation et de loisirs bonifiée et adaptée aux exigences sanitaires. L’accès à des ressources de psychothér­apie serait aussi d’une grande valeur tant pour les résidentes que pour les employés.

Finalement, sachant que la mort en CHSLD est une expérience commune, et que sa fréquence est exacerbée par l’actuelle pandémie, des ressources pour améliorer les soins de fin de vie offerts aux résidentes qui vivront leurs derniers jours dans ce contexte restrictif sont appelées. Cela doit inclure des mesures pour permettre aux proches d’accompagne­r et de rester auprès des leurs en fin de vie, mais aussi pour aider les soignants à se relever de deuils constants.

Il est de la responsabi­lité du gouverneme­nt d’assurer aux résidents de CHSLD une vie et une fin de vie où le sens et le bonheur sont au coeur du soin.

* Texte cosigné par François Aubry, professeur, Départemen­t de travail social, Université du Québec en Outaouais ; Yves Couturier, professeur titulaire, Départemen­t de travail social, Université de Sherbrooke ; Isabelle Feillou, professeur­e adjointe, Départemen­t des relations industriel­les, Université Laval ; Éric Gagnon, chercheur, Université Laval.

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ISTOCK Les tristesses et les inquiétude­s vécues en CHSLD sont de nature relationne­lle et sociale avant tout.

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