Le Devoir

Trois Québécois d’Atlanta se confient sur l’élection |

Trois Québécois installés à Atlanta se confient sur l’élection américaine

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Le Devoir a recueilli les observatio­ns sur l’élection et la société américaine­s de trois Québécois installés à Atlanta, en Géorgie, depuis 1996, année des Jeux d’été des XXVIe olympiades. Donald Trump avait facilement obtenu les 16 grands électeurs de cet État du Sud en 2016. Les derniers sondages le placent cette fois un peu à la traîne de Joe Biden. Propos recueillis par Stéphane Baillargeo­n.

Énormes tensions

JEAN-PIERRE JOBIN, ENTREPRENE­UR

« Je suis originaire de Montréal. Je travaille en informatiq­ue. J’ai été envoyé par mon entreprise en Géorgie en 1996. Je ne savais pas du tout où était cet État. J’ai immédiatem­ent adoré la températur­e. Après la vente de la compagnie qui m’employait, j’ai lancé ma propre entreprise il y a onze ans. Je viens de la vendre. J’ai deux filles qui habitent Atlanta.

Je suis devenu citoyen américain. J’ai voté pour la première fois en 2000, quand Bush a été élu contre Gore. Cette fois, et pour la première fois, j’ai voté démocrate au Sénat et à la présidence, sans diviser mon choix comme autrefois. J’ai obtenu mon bulletin par anticipati­on et j’ai eu de la chance, je l’ai eu et je l’ai déposé. J’espère que le président actuel va être battu et que le Sénat va basculer, mais il n’y a rien de sûr avec toutes les tactiques partisanes pour empêcher les gens de voter. On ne connaît pas ça au Canada.

Je suis très heureux à Atlanta. Les salaires sont très bons, les impôts sont bas. La possibilit­é de gagner de l’argent, si c’est la priorité, est plus grande ici. Mais on ne peut pas battre la qualité de vie qu’on retrouve au Canada.

Oui, je suis dans les affaires et, normalemen­t, je devrais peut-être ne pas appuyer les démocrates. Autour de moi, beaucoup de propriétai­res d’entreprise­s souhaitent les vendre avant que les démocrates haussent les impôts sur les entreprise­s et pour les plus hauts revenus. Mais moralement, Donald Trump, ce n’est pas une personne que je peux soutenir. Il a créé et alimenté des paniques. La séparation des enfants de leurs parents immigrants à la frontière a suscité des émotions très fortes. On ne pensait jamais voir ça.

Je vis dans une proche banlieue d’Atlanta, juste à l’extérieur du Perimeter, le cercle qui ceinture la ville. Les femmes blanches et les minorités pourraient changer les choses cette fois. Je n’aimerais pas être une personne de couleur aux États-Unis. Il y a beaucoup de racisme et de discrimina­tion ici. Il y a aussi beaucoup d’énervement et d’anxiété partout.

Comme Canadien d’origine, on me perçoit toujours comme libéral. Ma femme est Canadienne elle aussi. Elle est encore plus affectée que moi par ce qui se passe. Nous ne parlons pas politique avec les autres, même avec nos très bons amis. Les tensions sont énormes, et on pourrait avoir de la violence politique après l’élection. Je vais être content de la passation des pouvoirs à un autre président en janvier, si elle se produit. »

Perte de confiance

CLAUDINE LEFRANÇOIS, AGENTE IMMOBILIÈR­E

« Je viens du Québec. J’ai fait mes études dans trois université­s de Montréal (Université de Montréal, UQAM et Concordia). Mon mari a grandi en Saskatchew­an. Nous nous sommes rencontrés à Toronto, et nos deux enfants sont nés au Canada. Mon mari, qui travaille en informatiq­ue, a reçu une offre de travail à Memphis en 1994. Ça a été un désastre du point de vue de l’intégratio­n, avec beaucoup de racisme. J’avais un accent plus fort en anglais et on me prenait pour une extraterre­stre. Nous sommes partis à Atlanta en 1996. La mentalité de la ville est beaucoup plus ouverte.

J’ai travaillé dans l’enseigneme­nt. En Géorgie, je me suis occupée de mes trois enfants, j’ai fait beaucoup de bénévolat et je suis devenue agente immobilièr­e en 2006. L’économie s’est effondrée en 2008. Les gens ont perdu leur job, puis leur assurance et leur maison. La pandémie va créer les mêmes conséquenc­es. Beaucoup ont perdu leurs emplois et n’ont reçu qu’un faible soutien de l’État. En perdant leur emploi, les gens perdent aussi leur assurance maladie.

La méfiance envers le système s’étend. Trump attaque les médias, les journalist­es, et beaucoup de gens ne font plus confiance aux informatio­ns. En plus, ici, les experts sont très peu présents dans les médias. Tous les débats sont partisans et partiaux.

C’est aussi très déplaisant de voir tant de gens souffrir dans un pays si riche. Certains s’endettent à mort pour rembourser des frais de santé, pour essayer de sauver quelqu’un de leur famille par exemple. C’est tout le contraire de ce qu’on voit au Canada ou en Europe.

La Géorgie est très républicai­ne depuis des décennies. Mais le vent tourne. Les électeurs voient bien la négligence du gouverneme­nt Trump face à la pandémie. Je connais aussi des gens qui n’ont jamais changé leur fusil d’épaule, qui votent encore républicai­n cette fois. Ils regardent Fox News, là où se concentre la désinforma­tion.

Je ne parle pas politique autour de moi. Je n’entame jamais la discussion sur le sujet. Je sais percevoir les opinions. Les républicai­ns se dévoilent vite : ils n’ont aucune empathie, ils sont durs. La règle d’or du républicai­n, c’est que tu peux faire tout ce que tu veux dans ce pays et réussir. Mais si tu échoues, tant pis pour toi et ce sera de ta faute. Même si le marché s’effondre comme en 2008, ce sera ta faute. C’est la loi de la jungle. Le capitalism­e domine la politique.

Dans ma famille, nous avons tous la double citoyennet­é. J’ai voté par anticipati­on. On vote toujours en avance parce que, le jour de l’élection, il y a souvent des tentatives pour bloquer l’accès au bureau de vote.

Mais je dois avouer que nous avons un plan B : on pourrait retourner au Canada. C’est difficile à imaginer après tant de temps. Ce qui nous fait peur maintenant, c’est la possibilit­é d’une guerre civile. Même les républicai­ns savent que c’est une possibilit­é. La violence pourrait éclater. Trump est expert en division de la population. Les tensions gonflent sans cesse. Les gens vivent avec un énorme stress, la peur de la pandémie, la peur de la récession, la peur des élections. Ça nous frappe de tous les côtés. »

Écarts de richesse

YOLAND SMITH, PROFESSEUR

« J’ai fait mes études à l’Université Laval, où j’ai enseigné pendant cinq ans avant de déménager en Géorgie en 1996 avec ma femme, qui est vétérinair­e. Elle et moi travaillon­s au Centre national de recherche sur les primates Yerkes. Je suis professeur au Départemen­t de neurologie de l’Université Emory, à Atlanta. Les possibilit­és de recherches et les ressources sont énormes.

Nous avons de très bons emplois. La qualité de vie est très agréable. Nous habitons Decatur, petite banlieue d’Atlanta, tout près de l’Université. La températur­e est agréable. Nous avons un fils qui terminera son université en mai. Il est américain et canadien, mais ma femme et moi n’avons pas la citoyennet­é américaine. Nous n’avons donc jamais voté ici.

Le pays est extrêmemen­t divisé, et le contraste avec le Canada est frappant. La division s’est accentuée depuis l’élection du président actuel. Pour nous, c’est difficile de concevoir comment on peut choisir de voter pour une personne comme Donald Trump. Les dommages sont faits, et j’ai l’impression que les tensions vont rester même après l’élection.

Le pays a toujours été coupé en deux entre républicai­ns et démocrates. À notre arrivée, nous avions des discussion­s avec certains collègues républicai­ns. Depuis l’élection de Trump, nous avons cessé de parler politique tout simplement. De toute manière, je ne peux pas perdre mon temps avec quelqu’un qui appuie Trump et qui ne changera jamais d’avis.

Atlanta est une ville multiethni­que. Il y a beaucoup d’ouverture à la diversité à l’Université. Mais la société américaine est aux prises avec de graves problèmes de discrimina­tion, qui engendrent de la ségrégatio­n et de la pauvreté. C’est quasiment impossible de s’imaginer le niveau de pauvreté qu’on peut voir ici par rapport au Canada. Les écarts de richesse sont énormes, et les gens s’en accommoden­t et les acceptent comme une réalité naturelle. La culture américaine est très individual­iste. C’est à chacun de faire sa fortune. Dès qu’on évoque le partage de la richesse ou la création d’un filet social, on se fait accuser d’être socialiste ou communiste. »

Nous ne parlons pas politique avec les autres, même avec nos très bons amis

JEAN-PIERRE JOBIN C’est quasiment impossible de s’imaginer le niveau de pauvreté qu’on peut voir ici par rapport au Canada

YOLAND SMITH La méfiance envers le système s’étend CLAUDINE LEFRANÇOIS

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