Le Devoir

Retour à l’école de la guerre

Au Haut-Karabakh, « la paix n’existe pas », raconte un ancien soldat

- EMMANUEL GRYNSZPAN À BARDA

Depuis trente ans, la guerre refuse de desserrer ses griffes sur Gomet Usta, un vétéran azerbaïdja­nais habitant à quelques centaines de mètres du front. Réfugié aujourd’hui dans une école, il espère une victoire sur l’Arménie, victoire qui risque fort d’être illusoire.

Gomet Usta, 59 ans, assoit son corps imposant sur une chaise d’écolier et invite à en faire de même. Nous sommes dans une salle de classe de l’école n° 6 de Barda, ville située à 20 km du front entre les séparatist­es arméniens du Karabakh et l’armée azerbaïdja­naise. Cet homme retourne à l’école sur le tard, à cause de la guerre. Chassé avec toute sa famille de leur maison du hameau de Ilkhichila­r, situé directemen­t sous le feu ennemi, il a trouvé refuge ici, comme 86 autres familles. « Tôt le matin du 27 septembre, nous avons été réveillés par des explosions violentes. Il devait être 7 h du matin. C’étaient des tirs de tanks, des obus de 122 mm. J’ai vite reconnu, parce que j’ai moi-même été tankiste. C’était effrayant ! La maison de mon voisin a été entièremen­t détruite, la nôtre pas encore. Nous avons fui le plus vite possible, sans rien prendre avec nous, vers la maison d’un voisin qui habite 3 km plus loin du front. Il nous a accueillis dans sa cave. Nous avons attendu quelques heures, puis, comme le calme ne revenait pas, nous avons pris un bus pour nous installer ici, à Barda. »

Barda, ville de 40 000 habitants, est loin d’être un havre de paix. Mercredi, le centre-ville a reçu une volée de roquettes Smerch de fabricatio­n russe qui ont tué 21 civils et en ont blessé une soixantain­e d’autres. Chaque roquette tirée depuis le Haut-Karabakh a libéré une cargaison de sous-munitions explosant à leur tour, sorte de bouquet de feux d’artifice mortels. Un type d’arme extrêmemen­t meurtrier, dont l’usage est formelleme­nt interdit par une convention signée par 108 pays, dont le Canada. Mais ni l’Azerbaïdja­n ni l’Arménie n’ont signé ce traité, et les deux pays ennemis s’arrosent mutuelleme­nt. Le même jour, la ville de Stepanaker­t (Khankendi en azerbaïdja­nais) était également frappée par l’armée azerbaïdja­naise.

« J’ai entendu les explosions, c’était terrible. Mais nous n’avons pas souffert de ce bombardeme­nt », raconte Gomet Usta. Derrière lui, son épouse et sa fille opinent. Un mois a passé depuis qu’ils ont quitté leur maison et partagent une salle de classe au mobilier inadapté, avec trois autres familles. « Je ne comprends pas pourquoi les Arméniens bombardent des civils. Que leur avonsnous fait ? » s’indigne ce modeste agriculteu­r, qui a appris la langue russe pendant ses deux années de service militaire dans l’armée soviétique. « À l’époque, nous étions tous des frères, nous les Caucasiens. Avec moi servaient des Tchétchène­s, des Arméniens, des Géorgiens. Nous nous entendions parfaiteme­nt parce que nous avons le même caractère des hommes du Caucase. J’ai toujours du mal à comprendre comment nous en sommes arrivés là. »

« Ils se vengent »

Gomet Usta ne parle pas qu’au Devoir. Il s’exprime aussi sous le regard du directeur de l’école et d’un diplomate du ministère des Affaires étrangères azerbaïdja­nais, qui tiennent à assister à l’échange. Trois larges médailles ornent son vieux costume sombre à la coupe très soviétique. « Les Arméniens nous ont déjà attaqués pendant la première guerre [de 1988-1994], ils ont commis des massacres atroces à Khodjali [613 civils tués, le 26 février 1992]. On ne peut jamais leur faire confiance ! Aujourd’hui, ils se vengent, car ils perdent du terrain contre nos forces; cette fois, ils vont perdre et nous allons enfin, après trente ans, libérer tout le territoire de notre partie ! Durant la première guerre, nous combattion­s un adversaire bien mieux armé, nos armes étaient celles que nous parvenions à saisir de l’ennemi. Mais jamais nous n’avons fait de mal aux civils arméniens. Je me souviens avoir partagé ma pitance avec les femmes et les enfants », ajoute l’ancien soldat. Sa bonté naturelle refait surface. « Nous n’aurions jamais dû en arriver là. Ce sont leurs dirigeants qui ont provoqué les effusions de sang ! »

La guerre n’a jamais lâché Gomet Usta. Durant trois décennies, son village de naissance Ilkhichila­r, à 24 km au sud-ouest de Barda, est resté le théâtre d’escarmouch­es fréquentes entre les deux nations incapables de trouver une solution à leur différend territoria­l. « Les premières lignes arménienne­s sont à quelques centaines de mètres de ma maison. On entend souvent des rafales de mitraillet­te, des tirs. Un tractorist­e a été blessé il y a quelques mois, comme ça, pour rien. La paix ici n’existe pas. » Il ne sait pas du tout quand et dans quel état il retrouvera sa maison. Il se dit cependant certain d’une chose : « Cette fois, nous remportero­ns la guerre. » Peut-être, mais aucun règlement politique n’émerge à l’horizon. La victoire risque de n’être qu’un cessezle-feu appelant une énième revanche.

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KAREN MINASYAN AGENCE FRANCE-PRESSE Le HautKaraba­kh est le théâtre d’affronteme­nts violents entre l’Arménie et l’Azerbaïdja­n. Depuis le début du conflit en septembre dernier, des positions civiles ont été bombardées par les deux parties belligéran­tes.

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