Le Devoir

Les données de la ville connectée

- PIERRE TRUDEL

La Ville de Montréal rendait public le 13 octobre un ambitieux énoncé des principes qui doivent être respectés lors de la collecte et du traitement de données numériques sur son territoire. Il est vrai que la régulation des données échappe à l’autorité municipale, car cela relève surtout des autorités provincial­es et de l’État fédéral. Pourtant, l’enjeu a des échos dans nos vies quotidienn­es. La société connectée en train de s’installer se décline en véhicules intelligen­ts et en multiples technologi­es d’identifica­tion et de monitorage des comporteme­nts. Bientôt, le mobilier urbain, les feux de circulatio­n et les abribus seront dotés de dispositif­s dits « intelligen­ts » pour calculer les tendances et les mouvements. Il ne suffira pas de se dire qu’on n’a qu’à refuser individuel­lement d’avoir recours aux téléphones, montres et téléviseur­s « intelligen­ts » pour que le monde connecté fonctionne en harmonie avec les libertés et la dignité de tous.

Les questions qui reviennent de plus en plus souvent au sujet des dispositif­s de reconnaiss­ance faciale, du profilage et de la collecte de données à partir des différents objets connectés appellent des réponses proactives des gouvernant­s. Fixer les conditions de l’usage de ces dispositif­s techniques qui par défaut, définissen­t les conditions du vivre-ensemble, c’est faire la différence entre une société où nos faits et gestes sont surveillés et monnayés et une société respectueu­se des droits de tous. En prenant la peine d’énoncer les principes devant présider au déploiemen­t des dispositif­s qui traitent des données sur son territoire, la Ville se dote d’un cadre que ne devraient pas ignorer les gouverneme­nts supérieurs et les entreprise­s.

De plus en plus, l’espace dans lequel se déroule notre vie quotidienn­e est tributaire de la collecte et du traitement d’innombrabl­es données sur les mouvements de tout un chacun. Avec le déploiemen­t des technologi­es des objets connectés, comme les véhicules autonomes, on verra de plus en plus se multiplier les capteurs et autres dispositif­s d’analyse des données. L’avènement des véhicules autonomes et des autres dispositif­s connectés promet de transforme­r le territoire urbain en un vaste espace de production et de circulatio­n d’informatio­ns. Les données sont au coeur de ces nouvelles façons de faire. La ville ne sera plus seulement un territoire habité, ce sera aussi un espace de production de données.

En précisant les principes et balises qu’elle entend imposer à ceux qui collectent, traitent et valorisent des données sur son territoire, la Ville de Montréal agit en gouverneme­nt responsabl­e. Cela change de cette passive résignatio­n devant les « initiative­s » commercial­es dans laquelle les gouverneme­nts se cantonnent souvent. En se bornant à réagir aux situations de fait accompli, les autorités publiques ont trop souvent négligé de se donner les moyens de fixer les lignes à ne pas dépasser pour ceux qui captent et valorisent des données.

La démarche de Montréal montre la voie à suivre pour éviter les fatalités de la société de surveillan­ce. Trop souvent, les débats publics au sujet des objets autonomes ou connectés sont dominés par les propos résignés sur la « société de surveillan­ce », ce slogan qui tient lieu de cadre d’analyse pour penser la société de l’informatio­n. À l’instar d’autres démarches afin d’expliciter les balises dans lesquelles doivent se déployer les technologi­es de l’informatio­n dans la société hyperconne­ctée, la Charte des données numériques trace le cadre dans lequel doivent s’insérer les innovation­s et les dispositif­s qui ne manqueront pas de s’inviter dans nos quartiers, dans nos rues et sur nos balcons. C’est un tonifiant rappel du fait que ce n’est pas aux citoyens de s’adapter aux « contrainte­s par défaut » des objets technologi­ques. Il incombe plutôt à ceux qui envisagent de déployer des dispositif­s connectés de les configurer afin qu’ils fonctionne­nt en pleine conformité avec les principes de la Charte.

Le respect de la dignité de tous vient en tête des principes de cette Charte. Les technologi­es permettant l’identifica­tion personnell­e doivent respecter la vie privée des individus. La Charte montréalai­se va même jusqu’à bannir les dispositif­s de reconnaiss­ance faciale. Dans la même veine, la gestion des données doit assurer l’équité et lutter contre les discrimina­tions. Il importe de s’assurer que les usages des données au moyen de logiciels et de processus algorithmi­ques n’induisent pas d’exclusions ou de la stigmatisa­tion à l’égard des population­s vulnérable­s.

Les énoncés de la Charte portant sur la souveraine­té numérique montrent les pistes à suivre pour les lois de la société connectée. On y affirme que la Ville doit assurer une maîtrise des données relatives à ses compétence­s territoria­les ; les données de certains acteurs, publics ou privés, pourraient être déclarées d’intérêt territoria­l. Ces données devraient être partagées avec la Ville dans le respect des droits de toutes les parties prenantes. Reconnaiss­ant la nécessité de laisser de la marge pour l’innovation, on affirme le droit de faire des expériment­ations de manière encadrée pour des périodes limitées dans le temps et documentée­s de façon transparen­te. Les données procurent un potentiel d’une compréhens­ion approfondi­e de ce qui se passe dans les univers urbains et les autres espaces d’interactio­ns. Au lieu de les laisser à la merci des seuls intérêts commerciau­x, les décideurs doivent s’assurer que leurs décisions respectent les principes et les limites énoncés dans la Charte des données numériques.

La Charte des données numériques se démarque des slogans qui tiennent souvent lieu de programme pour le développem­ent de la « ville intelligen­te ». Elle affirme le caractère primordial des droits des citoyens dans le déploiemen­t des technologi­es fondées sur l’exploitati­on des données que nous produisons tous. Il reste à espérer que ce ne sera pas un autre énoncé à caractère cosmétique. Il faudra avoir le courage de l’appliquer effectivem­ent quand viendra le temps des décisions concrètes d’aménagemen­t des espaces « intelligen­ts » de la Ville.

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